Des peintres Entre la Chine et la France
- Rachel Mazuy

- 27 mars 2020
- 57 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 mai 2020
L'artiste bourguignon André Claudot a passé 4 ans en Chine entre 1926 et 1930, enseignant à Pékin d'abord puis à Hangzhou. Il participe ainsi aux projets de réformes de l'enseignement et dans une certaine mesure à celle de la pratique artistique chinoise. Sous la forme d'entretiens fictifs, voire de lettres, avec André Claudot ou des artistes chinois, des conservateurs et un collectionneur, les étudiants de l'Atelier Art et politique ont évoqué ici cette Chine des "Seigneurs de la guerre" (Massacre de Shanghaï en 1927 - Clovis Lereculeur) et ces artistes nourris par les circulations et les transferts entre la France et l'Asie : Lin Fengmian (Hélyza Crichan, Lucie Grandjean, Elise Fouquier), Qi Baishi (Paul rivière, Léo Hervada Seux), André Claudot (Paul Marguier, Clovis Solo, Mouraz Daoudi, Gustaw Szelka, Antoine Asselin Augustin Leclercq). Les étudiants ont eu à leur disposition pendant la séance de préparation l'ouvrage de Jean Nicolaï et Jean-Marie Troussard, André Claudot, un peintre entre Occident et Orient, à paraître.

André Claudot, "Les Hâleurs chinois", 1930, Huile sur toile, Collection privée, DR, © Edouard Barra.
La chine vue par un artiste français : andré claudot
Lambert Eva
2 Mars 2020. André Claudot, artiste engagé né à Dijon le 14 février 1982, il part en Chine en 1926 sous l’impulsion de son ami le peintre chinois Lin Fengmian (Lin Fong-mien), où il devient professeur à l’Institut National des Arts de Pékin, au début de la Révolution. Son oeuvre est marquée par des scènes de vie quotidiennes, dépeignant la misère des rue et les espaces colorés et vivants de la Chine du XXème siècle. Véritable reportage de la Chine populaire, cette compilation d’oeuvres suscite encore aujourd’hui l’intérêt d’artistes et de collectionneurs passionnés.
Afin de revenir sur cette réalisation, nous avons souhaité interroger un collectionneur d’André Claudot, spécialiste du voyage en Chine effectué par l’artiste.
Pourriez-vous nous expliquer brièvement le périple d’André Claudot en Chine ?
En 1926, André Claudot part en Chine et enseigne à l’Institut National des Arts de Pékin. La démarche de Claudot en Chine est à la fois artistique et politique. En effet, il fut en contact avec des étudiants communistes ou des sympathisants, et il protesta d’ailleurs contre le coup d’État de Tchang-Tso-Lin qui avait fait exécuter plusieurs de ses étudiants. Son enseignement sera largement critiqué du fait des méthode de peinture que l’artiste transmet à ses élèves. En effet, Claudot enseigne l’étude du nu avec des modèles vivants, ce qui ne fait pas partie de la culture artistique chinoise, il fait utiliser la peinture à l’huile et lui même peint dans les rues, alors que les peintres chinois restent dans leur atelier. C'est également du fait de problèmes de financement, que l'école est fermée et que le contrat de Claudot s'interrompt brusquement. Claudot va rester quelques mois en attente de la suite, et il voit donc la libération de Pékin par le Kuomintang en juin 1928. Appelé par Lin Fengmian, il part ensuite durant l'été enseigner à l’Institut des Arts de Hangzhou (Hang-Tchéou) fondé par son ami. Il y reste deux ans jusqu'à la fin de son contrat. Il se rend alors assez fréquemment à Shanghaï, et, en février 1929, il visite Hong Kong, alors sous domination britannique.
Que représente André Claudot dans ses peintures ?
La peinture d’André Claudot est avant tout un peinture simple, accessible au plus grand nombre. Son séjour et l’enseignement qu’il prodigue ensuite en Chine marque profondément son œuvre empreinte de scènes de vie orientale. André Claudot a su fixer les gens dans leurs attitudes familières et leurs aspects particuliers, les boutiques les maisons, les rues, les lieux sacrés, les lacs.. Il peint les mendiants, les vidangeurs, les marchands ambulants, les musiciens et les nuits au cabaret. En bref, il peint une Chine vivante et vraie, sans faux lyrisme. Une Chine sincère, réalisée par des aplats de couleurs vives et d’un trait sobre et net. Il porte aussi un regard occidental sur la peinture qu’il fait.

André Claudot, Coin de muraille de Pékin, peinture à l'huile sur toile, 1926, inv 2000-10-1 © Musée des Beaux-Arts de Dijon/François Jay
Qu’est ce que Claudot a selon vous apporté à ses élèves chinois ?
André Claudot apporte un véritable sens de la construction et de la théorie des couleurs complémentaires à ses élèves. Fidèle à sa peinture occidentale, il n’hésite pas à influencer la peinture de ses élèves dans ce sens. C'est pour cela qu'il a été recruté. Il les fait peindre d'après modèles, il leur apprend à utiliser l'huile en leur enseignant aussi l’observation des couleurs du prisme solaire. En effet, les Chinois sont des maîtres indiscutables dans l’art noir et blanc. André Claudot cherche donc à leur apporter une connaissance de l’impressionnisme et de l’expressionnisme et aussi à faire ressortir leur sensibilité en utilisant l’aquarelle.

André Claudot et ses élèves à l'école d'Hang-Tchéou, 1928-30, auteur inconnu, in Michel Florisoone, "André Claudot de la zone à la Chine", L'Art et les artistes, octobre 1931, Collection privée, ©Edouard Barra.
Néanmoins, l’influence des arts est réciproque. En contrepartie, Claudot reçoit des éléments que lui même caractérise comme du cubisme et de l’impressionnisme, la Chine étant pour lui avant-gardistes dans ces domaines. Il faut remarquer que la plupart des élèves d’André Claudot était influencé par le mode vie occidental. On voit par exemple que sur les photos montrant André Claudot et ses élèves, ces derniers sont habillés de manière tout à fait occidentale, même si ce n'est pas toujours le cas.

André Claudot et sa femme Suzanne avec les étudiants et les professeurs de Hangzhou, 1928-30, auteur inconnu, Photographie dédicacée aux Claudot, Collection privée, ©Edouard Barra.
Quels grands peintres Claudot a-til influencé ?
André Claudot enseigne la peinture à Li Keran (1907-1989), Hu Yichuan (1910-2000) et Chen Tiegeng (1906-1969) notamment. Li Keran est par ailleurs célèbre pour avoir fusionné les arts occidentaux et orientaux en produisant principalement des paysages avec très peu de coups de pinceaux.
Quels types de peintures André Claudot a-t-il privilégié durant son voyage en Chine ?
Claudot a peint des aquarelles et des huiles sur toile. Mais il utilise aussi beaucoup l'encre de manière très simple dans ses dessins et ses croquis. C'est sans doute là qu'on sent le plus l'influence de son séjour en Chine. Dans le cas de ses aquarelles, il mélange ainsi l'encre avec des aplats de couleurs. Ainsi, en 1931, il fut exposé à la Galerie Barreiro. Ses dessins à l'encre en noir et blanc furent mêlés à ses huiles très colorées. Néanmoins, Claudot est un maître de la couleur et il insiste sur l’importance de l’huile sur toile qui fait ressortir les tons de couleurs, en reconnaissant qu’on ne peut mettre les deux peintures sur le même plan.
À combien se vendent les oeuvres de Claudot de cette période ?
En 2014, des collectionneurs asiatiques sont entrés en concurrence lors d’un enchère à Dijon sur les 35 œuvres d’André Claudot provenant de la collection Gandrey. L’un d’entre eux fit l’acquisition d’environ 3/4 des tableaux et dessins d’André Claudot. Il fallut débourser 22 000 € (sans les frais) pour acquérir une toile représentant le Palais Impérial de Pékin peinte par Claudot en 1928, lors de son voyage en Chine. Aussi, 5 200 € étaient nécessaire pour une toile de 1929 exposée au Salon de l’Essor, représentant des barques sur le lac de l’Ouest à Hangtchéou. En 2018, Artcurial a vendu pour 36 400 € la toile Essaims de misère peinte à Pékin en 1928.

Pour conclure, que souhaiteriez-vous ajouter ?
Je souhaiterais simplement souligner le fait qu’André Claudot fut une figure importante dans la coopération entre les artistes français et chinois. Au delà même de son rôle de peintre, il joua un rôle social fort, rassemblant, grâce à l’art, deux parties du monde profondément distinctes.
Merci de nous avoir transmis votre passion pour André Claudot et de nous avoir conter, à travers sa peinture, son parcours en Chine dans les années 20.
André Claudot, Les Faméliques, 1928, Collection privée, © Edouard Barra
La Chine de 1927, le massacre de Shangaï : entretien avec Rodrigue Xiu
Clovis LERECULEUR
Rodrigue Xiu est une personne fictive. Il est spécialiste de l’histoire de la Chine du premier XXe siècle et titulaire de la chaire intitulée « La Chine avant Mao » au Collège de France depuis 1999. Ses travaux permettent d’éclairer le grand public sur une période trop souvent oubliée de l’histoire chinoise, celle de la fin des années 1920. A travers cette interview, Rodrigue narre le destin conflictuel et agité de la Chine à compter de 1910…
Clovis Lereculeur : Bonjour Monsieur Xiu, merci de nous faire le plaisir d’être avec nous aujourd’hui. Rentrons immédiatement dans le vif du sujet : que se passe-t-il en Chine avant le communisme ?
Rodrigue Xiu : Vous avez raison de poser cette question tant l’histoire chinoise des années 20 peut être occultée dans le débat public aujourd’hui. Pourtant, l’histoire de la Chine ne commence pas en 1949 avec Mao Zedong. Il est absolument nécessaire de prendre en compte les évènements qui découlent de la révolution de 1911. Il faut bien comprendre que celle-ci se veut très largement anti-occidentale, et à vocation à redonner sa grandeur d’antan à ce pays sous domination étrangère depuis des décennies. Toutefois, la République, dite République de Nankin, qui est instaurée en 1912 et dirigée par le Guomindang, sombre dans l'instabilité très rapidement. A partir de 1916, des « seigneurs de la guerre », à la tête de factions militaires rivales commencent à se disputer la partie du territoire que l’autorité centrale ne parvient à contrôler.
CL : C’est donc dans un pays divisé, et soumis à des influences militaires éclatées, que se constitue la mouvance nationaliste chinoise dans les années ?
RX : Dans un premier temps seulement. Face à des tyrans semi-féodaux qui se partagent le pays, les deux principales forces politiques chinoises, le Parti Communiste Chinois et le Guomindang, parti nationaliste bourgeois parvinrent à s’allier autour d’un idéal : l’unification de la Chine. C’est la naissance du premier « front uni » contre l’ordre archaïque qu’incarnait les « seigneurs de la guerre ». A compter de 1923, le gouvernement fantôme de Sun Yat-Sen, le leader du Guomindang qui meurt deux ans après, reçut même des conseillers et des fonds de la part de l’Union Soviétique, qui encourageait alors les membres du PCC à adhérer au Guomindang. Pour l’anecdote des personnalités comme Mao ou Zhou Enlai en furent temporairement membres !
CL : Quel est selon vous l’élément déclencheur de la rupture entre les deux camps ?
RX : Je dirais que c’est à la succession de Sun Yat-Sen qui fait basculer ce front uni. Si Wang Jingwei, favorable au maintien de l’alliance, reprend les rênes du mouvement, il pâtit immédiatement de l’influence spirituelle et politique d’un jeune chef militaire du parti, Tchang Kaï-Check, beaucoup plus sceptique vis-à-vis de l’alliance avec le PCC. Néanmoins, le « coup de Shangaï » du 12 avril 1927 constitue sans doute possible le point de non-retour entre le Guomindang et les communistes. Cet évènement marque le début d’une vague de contre-révolution et donc la fin des espoirs soulevés par ladite « révolution 1 bis » de 1925-1927.
Exécution publique d’un communiste lors du massacre de Shangaï en 1927, photographe inconnu, CC.
CL : Vous parlez du massacre de Shangaï, pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit exactement ?
RX : Dès le début avril, Tchang Kaï-chek, Bai Chong xi et d’autres membres éminents du parti décidèrent d'agir physiquement pour empêcher les communistes de prendre le pouvoir. Des contacts furent pris avec les triades de Shanghai, notamment celle de la société secrète de la bande Verte pour leur demander d'organiser des groupes armés chargés d'attaquer ouvriers et communistes. La veille du massacre, un ordre secret fut envoyé à toutes les provinces sous le contrôle de Tchang Kaï-chek pour demander aux sections locales du Guomindang d'organiser la purge du parti. Le 12 avril 1927 à 4 heures du matin, des détachements de l’armée du Guomindang, aidés par des bandes recrutées parmi la pègre locale attaquèrent les sièges des organisations ouvrières, massacrant tous ceux qui s’y trouvaient. Les exactions se poursuivirent le lendemain. A l’appel du Conseil général des syndicats, 100 000 ouvriers défilèrent dans les rues de Shangaï. La répression du Guomindang n’en fut pas moins conséquente : on recense 300 morts dans le cortège, exécuté à la mitrailleuse. En tout, plus des milliers de communistes furent arrêtés, et plus de 5 000 tués, torturés ou jetés vivants dans les chaudières des locomotives, preuve de la cruauté des Hommes de Tchang Kaï-Chek.
CL : Rétrospectivement, peut-on voir certaines actions du Guomindang comme annonciatrice du massacre de Shangaï ?
RX : Aujourd’hui sans l’ombre d’un doute. Tchang Kaï-Check commença par procéder à une épuration des communistes de tout poste de direction important de la ville. Alertés par des bataillons de soldats sommés de quitter la ville car soupçonnés de leur sympathie au communisme, le PCC refusa de réagir ou d’arrêter le leader nationaliste. La seule initiative prise par Chen Duxiu, chef de file des communistes, fut une lettre écrite à son adversaire lui demandant respectueusement de revenir sur ses décisions et appelant à l’union. Nous sommes alors le 5 avril, une semaine exactement avant le massacre.
CL : Cette alliance entre nationaliste et communiste n’était-elle pas destinée de toute façon à l’échec ?
RX : Probablement. Mais les communistes ne s’y attendaient pas, et crurent jusqu’au bout pouvoir exercer le pouvoir avec les forces du Guomindang. Moins d’un mois avant le massacre d’avril, Die Rote Fahne, journal du KPD, produisait encore un article dans lequel il brossait le portrait élogieux du Tchang Kaï-Check, « chef des ouvriers révolutionnaires » … Le PCC déposa même immédiatement le pouvoir à ce dernier, accueilli dans la ville comme le chef incontesté de la révolution, désarmant par la même occasion les piquets ouvriers pour ne pas risquer un quelconque affrontement avec les forces bourgeoises. Nonobstant ces bonnes intentions de la part des communistes, le Guomindang n’entendait absolument pas gouverner avec des « rouges ».
CL : Quelle place accorderiez-vous au Coup de Shangaï dans l’histoire de la Chine ?
RX : Outre le début de la guerre civile, c’est également une nouvelle page qui s’ouvre pour le communisme chinois. Chen Duxiu, chef du PCC qui avait préconisé l’alliance avec le parti bourgeois fut mis au ban par le PCC. La « grande marche » de Mao débute de ce jour d’avril sanglant. Réprimés à Nanchang ou lors du soulèvement de la récolte d’automne, les communistes se trouvent alors dans une situation d’échec, et la « terreur blanche » s’abat sur la Chine. Toutefois, les plans du Guomindang ne se déroulèrent pas comme Tchang Kaï-Check l’avait souhaité. Le pays n’était pas totalement unifié, et les principaux seigneurs de guerre maintinrent leur emprise sur des parties de la Chine, même si le Guomindang s'empare de Pékin en 1928. De plus, cette période voit l’affirmation dans le pays du Japon. Les japonais, déjà présents dans les concessions des grandes villes et dans le Nord du pays vont profiter de ce chaos pour progressivement conquérir le territoire chinois à partir du début des années trente. Ainsi, le début de la Seconde Guerre Mondiale en Chine en 1937 provoquée par l’invasion de la Mandchourie par le Japon résulte d’une certaine manière de la situation incontrôlée que je vous ai exposée auparavant. Enfin, ce n’est qu’en 1949 que les combats cessent en Chine, après la guerre civile au moment où le PCC finit par s’imposer et rétablit un certain ordre dans le pays, plus de 20 ans après le massacre de Shangaï.
Les dépêches de Dijon 18 septembre 1957 : « L’effet sur la peinture chinoise du style de Qi Baishi est comparable à celui de Matisse sur la peinture européenne » Après la mort de Qi Baishi, André Claudot s’exprime
Paul Rivière
Note au lecteur : Attention ceci est un article fictif, si Louis Gerriet a beaucoup rencontré André Claudot, il ne l’a malheureusement jamais été interrogé uniquement sur Qi Baishi et l'artiste bourguignon parlait de manière beaucoup plus imagée.

Qi Baishi s’est éteint avant-hier à l’âge de 93 ans. Peu connu en France celui-ci est, à n’en pas douter l’un des plus grands peintre chinois du début du XXème siècle. Très honoré dans son pays, les plus grands artistes du monde entier ont témoigné une importante admiration à son égard, à l’image de Pablo Picasso qui aurait dit un jour qu’il n’osait se rendre en Chine car il y avait déjà le grand Qi Baishi. André Claudot, sans doute l'un de nos plus grands artistes-peintres bourguignons, qui a vécu en chine dans les années vingt, l’a bien connu. Il a accepté de revenir un peu sur la vie de celui qui aimait à s’appeler le « peintre habitant temporaire des mirages».
Lang Jingshan, Qi Baishi, 1930's, CC - Wikimedia commons.
Louis Gerriet: Pourriez-vous revenir sur la façon dont vous avez rencontré Qi Baishi?
André Claudot : En 1926, je suis parti en Chine, j’enseignais alors à l’Ecole nationale des Arts de Pékin que dirigeait Ling Fengmian, un autre grand peintre chinois que j'ai connu à Dijon au début des années vingt. J’y faisais notamment découvrir à mes étudiants la peinture à huile, très peu connue en Chine. Qi Baishi était professeur dans cette école au même moment, nous nous retrouvions parfois après les cours pour discuter des différences entre la peinture européenne et la peinture chinoise. Nous avons passé un peu plus d'un an ensemble, avant que l’école ne ferme, à la fin de l'année 1927. Je suis alors resté encore un peu à Pékin et il m’a fait l’honneur de m’inviter chez lui. J'ai pu voir son atelier. Pour moi c'était de très loin le peintre le plus doué de tous ceux qui enseignaient à l'école. Mais j’ai fini par partir pour Hangzhou... Il m’a d’ailleurs offert avant mon départ un magnifique présent que je garde aujourd’hui précieusement. Il s’agit d’un sceau qu’il avait fabriqué spécialement à mon égard et que l’on peut retrouver à la place de ma signature sur certaines de mes aquarelles.
Louis Gerriet : Qi Baishi était en effet un grand spécialiste du zhuanke, cet art chinois si particulier de la gravure des sceaux…
Qi baishi, Calligraphy of Seal Impressions, Sotheby's, p. 4
André Claudot : Oui, tout à fait, c’était véritablement un graveur exceptionnel ! Il faut savoir qu’en Chine le cachet n’est pas seulement la signature d’une œuvre mais bel et bien sa finition. Dès lors de nombreux artistes les font faire par des artisans spécialistes, tandis que d’autres reprennent des calligraphies anciennes. Mais ce n’était pas le cas de Qi Baishi qui fabriquait lui-même ses sceaux en concevant leur composition à l’ avance et en laissant exprimer ensuite son talent incroyable pour le travail le bois au couteau. Il avait un rapport très personnel avec ce matériau qu’il maniait depuis son enfance car il avait aussi fait l’apprentissage du métier de charpentier. Cela lui valut d’ailleurs le surnom de « Qi Mujiang », littéralement « Charpentier Qi. » Dans son village, quand il était jeune, déjà son talent avait été reconnu. Il avait en effet commencé par la sculpture sur bois avant de devenir peintre.
Louis Gerriet : Cette origine populaire peut surprendre alors que la peinture en Chine était à l’époque réservée aux lettrés.
André Claudot : C’est vrai, la peinture traditionnelle chinoise fut longtemps réservée à la noblesse et c’était toujours le cas dans les années 1880 quand Qi Baishi a commencé à peindre en autodidacte à partir d’un manuel à l’origine ancienne, Le précis de peinture du jardin du grain de moutarde dont le premier volume date du XVIIe siècle. Il agaçait beaucoup la noblesse dont il était presque l’extrême opposé en étant allé moins d’un an à l’école à cause de sa santé fragile. Ces aveugles n’avaient pas compris que c’est ce qui était à la source de la spontanéité de sa peinture, que c’est ce qui lui a permis de la sortir d’un carcan beaucoup trop contraignant tout en prolongeant la tradition. Il ne faut pas en effet croire que Qi Baishi méprisait cette dernière. Il avait appris la calligraphie traditionnelle auprès d’un peintre et lettré de sa région nommé Hu Xinyuann, et entre 1902 et 1909 il réalisa un très grand voyage au sein de l’empire chinois pour s’initier aux grand maîtres de cette discipline exigeante en se rendant notamment sur la Forêt de stèles de Xi’an.

Bixi et stèles enchâssés dans des colonnes, CC - Wikimedia Commons - Source : ©Laurent Bellanger.
Louis Gerriet : Qu’entendez-vous par spontanéité de sa peinture ? Quelle était la particularité des œuvres de Qi Baishi ?
André Claudot : Qi Baishi ne cherchait pas à capter une réalité insaisissable, il ne s’embarrassait pas de considérations élitistes comme le faisaient beaucoup de peintres traditionnels de l’époque. Il était très attaché à la terre d’où il venait et ses peintures voulaient exprimer cet amour pour la vie paysanne et sa proximité à la nature. Il partait des manifestations les plus simples de celle-ci, d’une mante ou d’une sauterelle sur une feuille dont il voulait capter l’étincelle de vie. C’est ça la spontanéité de Qi Baishi : réussir à saisir la vitalité du monde qui nous entoure. Il pouvait passer des heures à observer une mare et l’ensemble de l’écosystème qui s’y déployait. Sa peinture témoigne d’une sensibilité personnelle au vivant qui la rend accessible à tous. Il a brisé le mur entre la peinture des mandarins et une peinture populaire.
Louis Gerriet : Faut-il y voir l’expression d’une sensibilité politique ?
André Claudot : Oui, je crois : Qi Baishi a été élu en 1953 à la présidence de l’Association des artistes chinois et député à la grande Assemblée nationale populaire. Cependant la politique n’a jamais vraiment eu une importance majeure dans sa vie. C’était quelqu’un qui se sentait profondément proche du peuple. En même temps, il a connu des temps trop troublés qui n'en ont pas fait un militant. En 1917 il a été ainsi obligé de quitter sa région natale et de rejoindre Pékin à cause des combats opposant les seigneurs de guerre.
Il n'a jamais oublié d’où il venait et il y a toujours dans sa peinture cette simplicité et cette intimité avec les modes de vie populaires comme on le voit bien dans ses représentations de vieillards ou de femme. Qi Baishi était un peintre paysan.
Louis Gerriet : La simplicité que vous évoquez contraste pourtant avec la puissance d’évocation de sa peinture.
André Claudot : Qi Baishi avait compris que la force imaginative d’une œuvre n’est pas dans la complexité de la représentation mais dans un jeu sur les oppositions. Son œuvre est un travail sur l’antagonisme : son trait est très énergique et pourtant il en même temps très recherché et précis, ce dessin soucieux du moindre détail de l’insecte

vient s’harmoniser avec des tâches de peinture ou des éclaboussures d’encre qui viennent représenter des fleurs qu’il appelait « sans os » (mògǔ huà). Celles-ci sont très importantes : la peinture chinoise a compris l’importance de la couleur avec Qi Baishi et son style «fleurs rouges et feuillage d’encre » qui joue sur le contraste entre le noir ou le gris traditionnel et ces marques de couleurs vives. Je ne veux pas dire par là que la peinture chinoise était en retard sur la peinture européenne : on y retrouve des éléments de l’impressionnisme ou même du cubisme plusieurs siècles avant que ces mouvements artistiques ne se développent en Europe et elle est la maîtresse incontestée du noir et blanc. Cependant elle s’était toujours un peu désintéressée de la question de la couleur. Dès lors, le style de Qi Baishi a un immense impact. Son effet sur la peinture traditionnelle chinoise est comparable à celui d’un Matisse dans la peinture européenne. C’est ce qui le rend inclassable d’une certaine manière : pour certains Qi Baishi est le dernier représentant de la peinture des lettrés, pour d’autre il marque le début d’une peinture chinoise moderne. Qi Baishi, Cicca, Avant 1957, CC- WikiArt.
André Claudot et la Chine des années 20, effervescence politique et artistique
Clovis SOLO, Paul MARGUIER
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En 1928, André Claudot dessine au fusain une femme portant son enfant sur le dos, œuvre qu’il a intitulé Les Faméliques. Les traits noirs et durs renvoient à une impression de difficultés immenses et d'une misère noire que subissent les deux individus. Cette œuvre semble alors assez représentative du climat dans lequel André Claudot arrive en Chine à cette période. En effet, Claudot part pour la jeune république chinoise en 1926, où il enseigne comme professeur à l’Institut national des arts de Pékin, puis à l’Académie des arts du lac de l'Ouest à Hangzhou jusqu'en 1930. La Chine est à cette période marquée par une profonde guerre civile, et ce jusqu’en 1949. Elle est caractérisée par un conflit armé qui a opposé le parti nationaliste du Guomindang au Parti Communiste Chinois (PCC), et qui cesse avec la proclamation de la République Populaire de Chine par Mao Zedong en 1949. Mais elle est aussi traversée dans les années vingt par de multiples conflits internes entre ceux qu'on appelle les "seigneurs de la guerre", des officiers qui s'arrogent le plus souvent par la force, une portion du territoire chinois, quitte à en être délogés quelques années plus tard. Le massacre de Shanghai le 12 avril 1927 est un événement marquant de ce conflit, mené par l’Armée nationale révolutionnaire (bars armé du Guomintang) contre des membres du PCC, faisant plus de 5 000 victimes. D’autre part, la Chine est de ce fait, et ce depuis le début des années vingt, dans une situation économique compliquée. Ces difficultés sont durement ressenties dans les provinces rurales et les petits centres urbains, où André Claudot fait état d’une très grande misère sociale. Cette dureté des conditions de vie des Chinois les plus modestes, il va la représenter dans plusieurs de ses œuvres qu’il réalise sur place. Que ce soit au fusain ou à la peinture, en passant par le crayon ou l'aquarelle, André Claudot retranscrit ce qu’il perçoit, sans renier ses prises de position idéologiques et politiques.

En effet, nous pouvons remarquer que dans son corpus d’œuvres qu’il a réalisé en Chine, André Claudot se focalise particulièrement sur la vie quotidienne des plus modestes, à savoir les petits paysans, les marchands mais aussi les pêcheurs. Il a fait le choix de vivre dans les bas quartiers de Pékin, pour se mêler complètement au peuple. À son retour en 1931, dans Paris Soir, on explique même qu'« André Claudot […] a connu la Chine des Chinois, la Chine populaire, celle qui est presque impossible d’aborder et de connaître.» Mettant de côté ses habitudes européennes, il a souhaité s’imprégner des mœurs locales et vivre aux côtés des malheureux et des affamés. André Claudot s’ancre dans une posture documentaire, souhaitant faire de son séjour et de ses œuvres un témoignage de la réalité observée.
Cette décision se ressent fortement dans ses œuvres et les angles qu’il choisit pour aborder cette misère par l’art. C’est ainsi que dans une peinture comme Boutiques Mandchoues, il y a une multitude de couleurs, montrant la diversité de ce lieu d’échange, avec une diversité de personnages et d’animaux représentés. Ce souci du détail donne une impression de mouvement désordonné, où chacun tente de trouver sa place. Il représente le marché comme un endroit populaire. Nous pouvons imaginer, du fait qu’André Claudot habite dans un quartier pauvre de Pékin, qu’il a peint ce qu’il voyait, ce qu’il ressentait. Il ressort ainsi de ces tableaux une profonde humanité. André Claudot tente de montrer l’individu pauvre et miséreux, c’est-à-dire ce qu’on ne voit généralement pas, qu’on oublie. Il le place au cœur de son œuvre.
Dans son encre Scène de Labours, il représente à l’encre un paysan retournant la terre à l’aide de son cheval. Nous pouvons voir la dureté du travail agricole et les outils rudimentaires que les travailleurs avaient à disposition. La rudesse de la vie des plus pauvres est encore plus perceptible dans sa peinture Les Hâleurs chinois, où il les représente en train de tirer un poids lourd (non visible sur le tableau) à l’aide de cordes. La souffrance et la fatigue se lisent sur leur visage aux traits tirés, ainsi qu’avec le bœuf exténué sur le côté gauche de la toile. Ainsi, il circule, ne se limitant pas aux villes qu'ils visitent (Shanghaï, Guangzhou, Hong Kong notamment en plus de Pékin et Hangzhou), mais explorant également les campagnes et y découvrant le travail des paysans.

André Claudot, Les Haleurs Chinois, 1930, collection privée, © Edouard Barra DR
On perçoit aussi cette attention portée à la misère dans Essaims de Misère, peinture de grande ampleur (127x150cm), dans laquelle on distingue au premier plan des miséreux de tous âges vivant parmi les montagnes d'immondices d'ordures de Pékin au moment où se met en place un système d'égouts, avec, en arrière plan, sans doute le temple du "Prince des démons", symbole de la tradition et de l'histoire également omniprésente dans les toiles de Claudot. Claudot nous explique aussi par ses représentations de la société les tensions qui lui sont inhérentes : une politique qui bouillonne, qui se rénove et qui génère des conflits humains. L’alliance entre le Guomindang et les communistes permet à l’époque de se défaire d’années pendant lesquelles la Chine a été à la merci de seigneurs de guerre. Mais le coup de Shangaï qui lui succède montre que ces accords ne sont pas durables. Dans ce flou politique qui voit des forces politiques et sociales nombreuses s’affronter, la seule certitude est que cet emballement politique marque profondément Claudot.
Comme les communistes, les réformateurs dont font partie son ami Lin Fengmian et l'ensemble de l'équipe qui fonde l'Académie des arts à Hangzhou, appellent à dépasser la civilisation chinoise millénaire et son confucianisme pour aspirer à la modernité. Cela passe par l'enseignement de l'art où Claudot essaie d'entrainer ses amis et ses étudiants au coeur des rues des villes chinoises.
Claudot décrit par ses oeuvres une Chine où s'affrontent entre autres, le passé et le présent qui se lisent sur les paysages, les villes comme sur les visages des individus qu’il rencontre. Il témoigne aussi d’une attention particulière aux transformations politiques chinoises qui bouleversent la société.
Cette posture particulière d’un artiste qui veut rendre compte de la réalité sociale et politique de manière fidèle est liée à l’engagement politique de Claudot bien-sûr, et on peut l’interroger à l’aune du devenir de ses travaux. Une fois de retour en France, André Claudot expose ses œuvres en 1931 à la galerie Barreiro sur le faubourg Saint-Honoré, en parallèle de l’exposition coloniale parisienne. On peut donc s’interroger sur le caractère fortuit ou non de la présentation simultanée mais différenciée de ses travaux face à une exposition, qui peut-être considérée aujourd'hui comme essentialisante ou racialisante, ou, à lépoque, comme raciste par l’engagé Claudot. Néanmoins, si aucune prise de parole de l’artiste ne nous permet de statuer, on ne peut nier que ses travaux adoptent un angle totalement différent, mettant en avant le quotidien et la « normalité » des populations qu’il a pu rencontrer tout en témoignant d’une vie aussi foisonnante que difficile.

Malgré tout, le positionnement artistique de Claudot reste celui d’un Européen à la découverte de sociétés qu’il ne connaît pas. Et s’il cherche à ne pas projeter de vision orientalisante ou coloniale sur les réalités observées, il témoigne tout de même d’une certaine fascination pour la révélation de peuples inconnus, de traditions nouvelles et d’ambiances inexplorées jusqu’à lors. Ainsi, André Claudot concentre son regard sur la différence. Celle-ci est déjà démographique et culturelle. Il accorde beaucoup d’importance aux personnes qu’il rencontre, leur consacrant parfois des portraits . Ces individus viennent principalement des catégories sociales majoritaires, donc populaires : en témoignent les nombreux travailleurs représentés en pleine action, tout comme il le faisait lorsqu’il était en Europe, les commerçants, comme les prostituées. Il leur accorde tous une même importance dans cette Chine animée.
Par ailleurs, Claudot est aussi fortement marqué par les traces d’une civilisation séculaire qu’il rencontre au fil de ses déambulations. S’il est totalement en accord avec l’idée politique de la nécessité d’un dépassement de la civilisation chinoise confucéenne pour aller vers la modernisation, comme décrit auparavant, il reste donc aussi un Européen fasciné par la découverte de cette culture inconnue. Il dessine et peint les temples qu’il rencontre comme les traditions qu’il découvre : assistant à des représentations théâtrales, il représente les costumes des acteurs, toujours avec une volonté de documenter la vie de la société chinoise.

André Claudot, Théâtre chinois, Dessin, DR, Collection privée, © Edouard Barra. Mais la différence que rencontre Claudot est aussi urbaine et géographique. En décrivant les villes, les ports, les chemins de campagne qu’il parcourt, il nous livre une sorte de film, permettant de reconstituer l’espace dans lequel il évolue, dans toute sa diversité, ses couleurs et ses ambiances particulières. On sent alors que Claudot n’est pas en Chine en simple voyage, mais qu’il s’y est installé durablement pour y vivre, et qu’à partir de là, il souhaite découvrir le reste de la Chine. Tous ces travaux montrent bien que André Claudot souhaiter comprendre la Chine, dont il a essayé d'apprendre la langue, comme il tentait de comprendre l’Europe, par ses peuples et par leurs quotidiens.
Mais sa mission est d’abord celle d’un peintre européen en Chine pour y favoriser les échanges artistiques et techniques. Devenu professeur à l’Institut National des Arts de Pékin, puis à l’Académie des Arts de Chine dans le Hangzhou, il redonne une impulsion à ces écoles, sur le point de fermer. Son objectif est pluriel : il cherche d’abord à présenter et à diffuser l’art européen à ses étudiants. Parmi eux se trouvent des individus comme Li Keran, qui deviendra un des peintres chinois les plus importants du XXe siècle, fortement influencé par les apports techniques de Claudot en peinture à l’huile et en dessin mais aussi par le courant expressionniste allemand. Mais par ailleurs, Claudot cherche aussi à comprendre l’art chinois et ses techniques, c’est pourquoi il s’exerce beaucoup à l’utilisation de l’encre de Chine et des couleurs caractéristiques de la tradition picturale chinoise. Alors, il cherche à développer ses capacités en s’inspirant de ce qu’il trouve localement, réalisant des travaux d’européen sur la base de techniques comme de sujets chinois.
Gauche : André Claudot, Pont sur lac de l’Ouest, 1929, DR, collection privée, © Edouard Barra.
Centre : André Claudot, Pêcheurs de crevettes lac de l’Ouest, 1929, DR, collection privée, © Edouard Barra
Droite : André Claudot, Scène de rue à Chaotchéou, 1929, DR, collection privée, © Edouard Barra
Les travaux de Claudot révèlent donc son engagement artistique et politique particulier tout comme ils témoignent de la réalité d’une Chine en ébullition politique, sociale et artistique.
Lin Fengmian : lorsque les cultures se mélangent au pinceau
Hélysa CRICHAN Note pour le lecteur : cet entretien tout comme le magazine et la conservatrice évoqués sont entièrement fictifs
Entretien avec Laure Thériault, conservatrice au musée Guimet et organisatrice de l’exposition « Artistes chinois à Paris ». Dans le cadre de cet entretien pour le magazine Grands artistes à propos de l’exposition, Laure Thériault se plonge dans la vie de Lin Fengmian, un des peintres chinois modernes les plus importants et dont l’œuvre est au cœur d’« Artistes chinois à Paris ».
Pourquoi avoir choisi Fengmian en tant qu’un des artistes principaux de l’exposition ?
Il me semblait évident de l’inclure car il est un des premiers noms auxquels on pense quand on pense à l’art moderne chinois, et réaliser une exposition sur les artistes chinois sans y inclure Lin Fengmian aurait, à mon avis, été une erreur. Lin Fengmian a un rôle d’autant plus prééminent que l’exposition traite tout particulièrement des artistes chinois ayant passé quelques temps à Paris. L’œuvre de Fengmian est l’une des plus intéressantes en ce sens puisqu’elle donne l’impression que l’artiste, au cours de son séjour en France, et plus précisément à Dijon puis à Paris, s’est beaucoup inspiré de son expérience française et plus généralement occidentale pour former le style pictural qui fera sa renommée.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce style si particulier ?
Ce qui est intéressant et qui fait de Fengmian un artiste si unique, c’est sa volonté de fusionner les styles de peinture occidentale et orientale. S’il fallait le résumer en un concept clé, ce serait cette réunion entre l’art chinois et l’art occidental qu’il opère dans ses toiles. Il mêle dans son travail l’influence d’artistes européens tels que Henri Matisse, Pablo Picasso et Georges Rouault, aux aspects typiques de l’art chinois. Fengmian porte un intérêt particulier à la ligne qu’il travaille avec de longs et rapides coups de pinceau, et au choix de couleurs afin de créer un contraste entre les différentes teintes, ce qui lui donne un style assez facilement reconnaissable. En fait, ce style est tout simplement très représentatif des années 1920-1930 en Chine : avant l’arrivée du communisme dans le pays, une courte période libérale a permis de voir les débuts d’un art moderne chinois, dont Lin Fengmian était l’un des chefs de file.
Et justement, quel a été l’impact de l’avènement du communisme en Chine sur son travail et sur sa vie en tant qu’artiste ?
Un moment particulier me vient à l’esprit : la Révolution culturelle. Cet événement a non seulement été marquant pour l’histoire du communisme chinois, mais également pour Fengmian qui s’est senti obligé de détruire plusieurs de ses tableaux dans la crainte qu’ils soient utilisés contre lui. Malgré ses précautions, il a tout de même été emprisonné pendant quatre ans. En effet, il a vite été catégorisé comme un des ennemis de la Révolution culturelle, un « intellectuel » qui représentait une des fameuses « quatre vieilleries », notamment à cause de sa passion pour l’art et la culture. Malgré cette épreuve difficile où le peintre a vu une grande partie de son travail partir en poussière, Fengmian laisse quand même derrière lui, à sa mort en 1991, un héritage très dense, non seulement par son imposante collection de peintures mais aussi par l’influence qu’il a eue sur ses congénères.
Il était donc, de son vivant, déjà reconnu comme un des plus grands peintres chinois ?
Oui, ça ne fait aucun doute. Il a eu un rôle incontestable dans la formation des peintres en devenir à la fin des années 1920 et dans les années 1930, non seulement par son rôle de tuteur envers certains d’entre eux comme Wu Guanzhong ou Zao Wou-Ki, mais aussi par sa place au sein des instituts artistiques. Par exemple, il a été membre du Comité pour l’éducation artistique nationale, a aidé à établir le Zhejiang College of Fine Arts, et a également été l'un fondateur et le directeur de la très renommée National Art Academy à Hangzou. De ce que je sais et ce que j’ai pu lire, Lin Fengmian a presque toujours connu une certaine notoriété, de ses débuts jusqu’à la fin de sa carrière durant laquelle il connaitra réellement une reconnaissance internationale.
Pour finir, comment décririez-vous les œuvres de Lin Fengmian qui ont été choisies pour l’exposition « Artistes chinois dans Paris » ?
Je pense que ces œuvres permettent de saisir l’artiste qu’était Lin Fengmian car elles ne sauraient mieux représenter le mélange inattendu entre l’art oriental et l’art occidental. Ces œuvres sont toutes uniques, mais ce sont leurs caractéristiques communes qui sont frappantes : sans se ressembler ni même être similaires, tous les travaux de Fengmian se font écho et il ne fait aucun doute qu’elles proviennent de la même main. Alors que les œuvres chinoises sont souvent remarquées pour leur absence de couleurs, l’abondance de blanc et leur forme rectangulaire, celles de Lin Fengmian sont le plus souvent réalisées sur des supports carrés et sont colorées. La force de cet artiste est clairement, à mes yeux, d’avoir su apporter une touche de modernité dans l’art chinois. C’est incontestablement ce qui a fait son succès et ce qui plaît aux personnes qui achètent ses œuvres encore aujourd’hui ou qui le découvrent lors des expositions.
Qi Baishi, un artiste fasciné et fascinant
Gille Béguin pour Beaux-Arts, mai 2020
Leo HERVADA SEUX
Note pour le lecteur : cet entretien tout comme le conservateur évoqué sont entièrement fictifs.
Qi Baishi - Quelques oeuvres
Qi Baishi, né en 1864, est un artiste peintre chinois qui connut les évolutions politiques fulgurantes de la Chine du début du XXe siècle à la fois depuis sa province du Hunan et depuis Pékin. Il puisait son inspiration dans la terre et les territoires ruraux, ce qui se reflète dans son oeuvre qui privilégie la simplicité picturale.
Jean-Marie Lance, conservateur du musée Cernuschi des Arts de l'Asie qui a préfacé l’ouvrage Qi Baishi, Le peintre habitant temporaire des mirages, de Chen Feng publié en 2011, a accepté de s’entretenir avec Beaux-Arts pour discuter de cet artiste, probablement le plus reconnu du XXe siècle chinois. Nous sommes revenus sur la vie de ce peintre dont l’oeuvre a réussi à bouleverser même Pablo Picasso, pour parler de son style, des artistes chinois qui ont influencé son art et de ses nombreuses rencontres, notamment avec l’artiste dijonnais André Claudot.
Beaux-Arts : Qu’est ce qui fait la particularité de son style ?
Jean-Marie Lance : Qi Baishi était un artiste autodidacte qui a véritablement trouvé son style dans les années 1920. Vivant à la campagne, il peignait tout ce qui lui était le plus familier, des plus simples objets comme des paniers ou des vases, aux animaux comme des oiseaux, des poissons ou bien des insectes. Des insectes, pour l’anecdote, qu’il avait même élevé dans son jardin pour pouvoir les observer et les représenter avec plus de précision. En peignant des choses ordinaires Qi Baishi a brisé le clivage entre peintures populaires et peintures académiques. Il avait comme particularité de faire des oeuvres rapides, en quelques traits de pinceau. Qi peignait tous les jours jusqu’à sa mort, sans jamais laisser s'éteindre le feu de sa passion pour les choses simples. Cette vitalité de l’artiste se reflétait dans la manière avec laquelle il décrivait le monde qui l’entoure.

Qi Baishi, Aigle sur un pin, Encre, 1946, Collection privée, CC-Wikimedia Commons.
Beaux-Arts : Mais Qi Baishi quitte la province rurale du Hunan en 1917 pour rejoindre la capitale chinoise. Qu'est ce que ce changement a représenté pour lui ?
Jean-Marie Lance : Son départ d'un monde rural vers un monde urbain a surtout constitué un changement d'environnement et de ses connaissances. Le sujet de ses oeuvres n’a pas changé, mais son style, influencé par ses rencontres au sein de l'Académie des Beaux-Arts de Pékin, s’est beaucoup enrichi.
Beaux-Arts : Justement, c’est en 1927 que Qi Baishi commence à enseigner la peinture traditionnelle à l'Académie des Beaux Arts de Pékin. Un moment où il rencontre de nombreux artistes, notamment le français André Claudot…
Jean-Marie Lance : Oui, en effet. Il a rencontré André Claudot dès son arrivée à l'Académie. L’artiste dijonnais y est était depuis l'été 1926. Le Français avait décroché un poste d’enseignant grâce à l’aide de son ami Lin Fengmian. André Claudot et Qi Baishi se sont rapidement liés. Ses liens sont de courte durée, puisque Claudot quitte Pékin pour Hangzhou en 1928 et regagne la France en 1930, mais intenses et nourris je crois d'un respect réciproque. On sait qu'ils ont eu de longues discussions sur leur travail réciproque.
Beaux-Arts : C’est aussi à Pékin qu’il fait la connaissance d'un éminent peintre chinois et critique d’art, Chen Shizeng…
Jean-Marie Lance : Oui, une autre grande influence de Qi Baishi. Ils se rencontrent dans la capitale dans les années 20. Pour soutenir son ami, Chen va exposer quelques oeuvres de Qi au Japon. Elles vont toutes êtres achetées, donnant à l'artiste chinois une première reconnaissance au delà de la Chine. Chen Shizeng l’encourage également à poursuivre sur la voie de la simplicité et de l'expressivité picturale. L’influence de Chen se fait sentir dans le nouveau style qu'adopte alors Qi Baishi, mettant en contraste des couleurs vives avec le noir du lavis, nommé “fleurs rouges et feuillage d’encre” (hónghuā mòyè). Les couleurs vives réhaussent ses peintures noires et grises, donnant aux éléments toute leur vie et leur beauté. Il redonne aux couleurs, si souvent délaissées par les peintres chinois, toute leur importance; on peut parler d'une véritable révolution de l'art traditionnel chinois.
Beaux-Arts : Qu’y avait-il de si particulier et novateur chez Qi Baishi ?
Jean-Marie Lance : Je dirais que c’était avant tout un artiste éclectique. Lui même reconnaissait qu’il préférait l'écriture de poèmes et la calligraphie à la peinture. Il était aussi connu pour ses gravures de sceaux. Même s’il reprenait les techniques et le style des artistes traditionnels chinois que l’on appelle "les peintres lettrés", il s’en différenciait sur les sujets choisis et préférait la strict représentation des choses. L'énergie et la vivacité avec laquelle Qi Baishi représentait des scènes banales, sans artifice, en ont fait un peintre tout à fait moderne. L’art de Qi baishi est donc à la fois traditionnel et novateur.
Beaux-Arts : Qi Baishi a vécu, peut être, l'époque la plus tourmentée de la Chine. Quelle rapport entretenait-il avec les transformations politiques de cette époque ?
Jean-Marie Lance : Qi Baishi n’avait rien à craindre. Il n’a jamais été inquiété par l'arrivée au pouvoir des communistes du fait des thématiques de ses oeuvres : plantes, oiseaux, objets simples... Les origines modestes de Qi et sa description d'éléments quotidiens ont même sûrement plu au nouveau régime. Est-ce un intérêt nouveau pour la politique ou une obligation liée au statut de cet artiste âgé et renommé ? Il devient même président de l’Association des artistes chinois et député à l'Assemblée nationale populaire en 1953. La personne de Qi Baishi a par ailleurs été distinguée internationalement, au sein du Bloc communiste, au delà du succès de ses oeuvres, par le Conseil mondial de la paix, né de l'action du Kominform après le Congrès mondial des intellectuels pour la paix de Wroclaw en 1948.
Beaux-Arts : Picasso en parlait comme d’un “artiste d’Orient extraordinaire”, ces deux grandes figures de l’art au 20e siècle ont-elles pu se rencontrer ?
Jean-Marie Lance : Non ! cette rencontre n'a jamais eu lieu. Pablo Picasso a même déclaré qu'il n'osait pas aller en Chine, justement parce que Qi Baishi y était. Lorsqu’il a accueilli le peintre chinois Zhang Daqian chez lui, Pablo Picasso lui montra quelques oeuvres de Qi Baishi qu’il avait chez lui et lui expliqua à quel point il voyait en lui une forme d’autorité. Il lui aurait confié que : “Les peintres chinois sont fantastiques. Par les poissons monochromes de M. Qi, il vous semble voir une rivière et ses poissons. Quant au bambou et les orchidées à l'encre de Chine, je n'arriverai pas à les dessiner. » Qi Baishi est peut-être moins connu en Europe qu’en Chine, mais son influence sur l’histoire de l’art est indéniable.
Lin Fengmian
Elise Fouquier
Cet article entend présenter le travail et la vie du peintre chinois Lin Fengmian sous la forme d’un interview fictionnel avec le peintre, réalisé à partir de diverses sources historiques. L’entretien prend place en 1989, alors le peintre se voit donner sa première rétrospective au musée d’histoire naturelle de Taipei à Taïwan.

Figure 1 - Portrait de Lin Fengmian, auteur inconnu, vers 1930, CC- Wikimedia Commons - Source : Collection.Sina.com
Bonjour Monsieur Fengmian, nous avons le plaisir de vous accueillir aujourd’hui. A bientôt 90 ans, vos œuvres sont l’objet d’une rétrospective de votre vie artistique au musée d’histoire naturelle de Tapei à Taïwan qui débute en ce jour. Vous êtes aujourd’hui connu pour vos diverses créations artistiques, pour votre revue Apollo mais également pour les divers postes que vous avez occupés. Vous êtes né à Kwang-tung, et êtes parti pour Shangaï lorsque vous étiez âgé de 17 ans. Le collège ne vous convenant pas, vous avez entrepris des études artistiques en France, faisant ainsi partie des 4000 jeunes chinois venus étudier en France pendant le premier quart du XXe siècle, n’est-ce pas ?
Lin Fengmian : Oui, tout à fait. La peinture me hantait, je voulais m’y consacrer et je ne trouvais pas satisfaction au collège. Mes études artistiques ont alors commencé en France grâce à l’opportunité offerte par le Qingong Jianxue. J’ai débuté à l’école des beaux-arts de Dijon, dont je garde d’excellents souvenirs. J’ai ensuite étudié aux beaux-arts de Paris, notamment à l’atelier Cormon. Lors d’une exposition à Strasbourg j’ai eu la chance d’être approché par le Dr. Tsai Yuan-pei. Ces années ont été très formatrices pour moi. J’avais déjà pu apprendre la peinture et la calligraphie traditionnelle notamment grâce à mon père qui était artisan. Je voulais apprendre ce que nous n’avions pas en Chine puisque j’étais en France, et c’est pour cela que j’ai fait beaucoup d’efforts pour apprendre la peinture occidentale, je dessinais avec beaucoup de soin. A l’époque, ce que j’aimais le plus, c’était de peindre les choses de façon réaliste et raffinée. Je voulais étudier l’art scientifique et réaliste de l’occident.
En 1925 j’ai participé avec mes camarades de séjour dont Liu Jipiao, avec qui j’étudiais aux beaux-arts de Paris, à l’Exposition des Arts Décoratifs. Je suis ensuite retourné en Chine, où je me suis vu offrir le poste de directeur de Président de l’Académie nationale des Arts de Pékin, notamment grâce au soutien de Cai Yuanpei, un grand pédagogue et réformateur chinois. C'est aussi avec lui que j'avais monté la grande exposition de peinture chinoise à Strasbourg en 1924.
A propos de ces expositions. Vos œuvres, notamment vos panneaux de tigres, de cerfs et d’oiseaux avaient été salués par la critique. Les travaux que vous et vos amis avaient présenté semblaient vouloir concilier l’art occidental et l’art oriental. Pouvez-vous nous parler de cette intention ?
Lin Fengmian : Tout à fait ! Avec mes camarades chinois de l’époque, nous apprenions l’art occidental, grâce à notre formation en France aux Beaux-Arts. Plus nous découvrions ses techniques et sa pratique, et plus nous étions fascinés par cette modernité. Nous voulions alors concilier l’art appris en France et l’art oriental issu de notre pays d’origine, exercer une sorte de synthèse, afin de créer une nouvelle forme d’art moderne. Nous voulions concilier l’art chinois à la modernité de l’art occidental, et profiter de nos échanges artistiques pour moderniser l’art chinois ensuite. Notre ambition était aussi politique, nous pensions que l’art pouvait aider notre pays à s’unifier, et à promouvoir de nouvelles valeurs dégagées de l'influence du confucianisme. Pour nous, on ne pouvait l’imiter l’art à « l’art pour l’art ». L’art chinois n’était pas adapté à l’époque, et l’art devait, comme l’ensemble du pays, entrer dans la modernité. En plus, à l’époque, l’art chinois n’était pas forcément très reconnu, il était par exemple fréquemment confondu avec l’art japonais. Il s’agissait alors pour nous d’apprendre de l’art traditionnel chinois et de l’art occidental pour créer un art chinois moderne, invitant les deux formes d’art à communiquer entre elles, pour aider le développement de l’art chinois par des techniques innovantes. Nous voulions sortir de la rigidité de l’art traditionnel, mais sans pour autant n’apprendre que l’art occidental. Nous voulions créer une nouvelle forme d’art contemporain chinois. L’expérience d’échange culturel que nous vivions nous semblait être la clé pour renforcer et moderniser notre pays d’origine.
“Pour introduire l’art de l’Ouest (l’art occidental), pour réformer l’art traditionnel, pour réconcilier l’art chinois et l’art occidental, pour créer un art contemporain, un art moderne » étaient en effet les objectifs affichés par vous et quelques autres peintres chinois lors de la création de l’Académie nationale d’art de Hangzhou. Vous avez été le premier directeur de cette Académie, créée en 1928 sous l’impulsion de Cai Yuanpei, et vous avez notamment par cette voie grandement influencé l’art contemporain chinois. Pouvez-vous nous parler de vos souvenirs quant à cette académie ? Et comment êtes-vous passé de l’Académie Nationale des arts de Pékin à celle d’Hangzhou ?
Lin Fengmian : Je pensais, comme mes camarades, que l’éducation devait jouer un rôle dans les ambitions dont je viens de vous parler. C’est pourquoi j’ai en effet été le premier directeur de l’académie d’Hangzhou, que nous avons fondé à l’appel de Cai Yuanpei. A propos de mon passage de l’académie de Pékin à celle d’Hangzhou, j’ai du quitter Pékin en 1927 à cause des troubles qui y régnaient. J’ai alors participé à la fondation de l’académie nationale d’art de Hangzhou, avec les objectifs que vous avez cités. Can Yuanpei m’a nommé directeur de cette académie parce que nous partagions les mêmes envies. Cette académie nationale des arts était la première université chinoise d’art. J’enseignais ma synthèse des arts orientaux et occidentaux, et les autres professeurs apprenaient également aux étudiants diverses techniques. Nous voulions inviter les étudiants à développer leur propre style. Je dois avouer que le modèle français nous a probablement le plus inspiré dans la fondation de notre institution. L’institut fonctionnait à la manière des Beaux-arts où nous avions pu étudier lors de nos voyages en France, mais des éléments spécifiques avaient été ajoutés, dans l’esprit de rencontre des arts. Ainsi, les étudiants quelle que soit leur section, avaient de nombreuses heures de cours de dessin, des cours similaires à ceux des Beaux-arts, mais notre académie proposait également l’étude de lavis chinois, de musique classique et moderne, et aussi des cours de langue française. Je me souviens avoir été choqué lors de mon retour en Chine, de l’absence d’ateliers de modelages et de cours de sculpture dans ce qui était à l’époque l’unique école des beaux-arts de la Chine, dont on m’avait attribué la présidence. Nous voulions remédier à ça notamment par l’Académie Nationale des arts d’Hangzhou, en proposant une formation artistique plus enrichie et diverse, moderne, en faveur de la liberté créative et cosmopolite. L’art chinois en avait besoin, la Chine en avait besoin, tant sur les plans artistiques, politiques, que sociaux.
Nous avons justement retrouvé une photo prise lors de vos années à l’Académie Nationale des Arts de Hangzhou. On vous voit sur cette photo, accompagné des autres professeurs et de vos familles. Il y a notamment André Claudot sur cette photo. Il s’agissait d’un professeur à l’Académie à cette époque, mais également de l’un de vos amis n’est-ce pas ?

Figure 2 : Académie Nationale d’Art d’Hangzhou, 1928. Professeurs et famille, auteur inconnu. De gauche à droite (Debouts) : Liu Jipiao (6e depuis la gauche), Lin Wenzheng, Li Shuhua, André Claudot, et Lin Fengmian (troisième depuis la droite). Devant : Cai Weilian (tout à gauche), Mme. Claudot tenant l’enfant Danielle Li, Alice Lin, la femme de Li Shuhua. (Tous les autres ne sont pas identifiés).
Lin Fengmian : Oui tout à fait ! Claudot est un artiste dijonnais que j’admire beaucoup, et nous partagions de nombreuses convictions. Nous nous sommes liés d’amitié lorsque j’étudiais aux Beaux-arts de Dijon. Ma seconde femme, la scupltrice Alice Lin-Vattant et sa femme, Suzanne, étaient aussi très liées. Je lui avais d’ailleurs déjà proposé en 1926 d’enseigner le dessin et la peinture à l’académie que je dirigeais à Pékin à l’époque, et il avait alors rejoint la Chine, devenant le seul peintre français à enseigner dans le pays, et l’un des rares Européens. Nous avons également exposé ensemble à plusieurs reprises, collaboré pour illustrer des hebdomadaires à Pékin, et organisé ensemble une manifestation artistique en 1927. Lorsqu’après la fermeture de l'Académie à Pékin, durant cette période troublée, en 1928 on m’a confié la direction de l’Académie d’Hangzhou, j’ai directement proposé à Claudot de venir y enseigner. Il nous a rejoint durant l'été et il donnait des cours de dessin et de peinture. Il avait également son propre atelier au sein de l’école. Je me souviens qu’il aimait particulièrement peindre la vie quotidienne du pays et nos temples. Claudot était un professeur très apprécié des élèves. J’étais très heureux de travailler à ses côtés.
Vous étiez tous deux des artistes engagés. Claudot partageait-il les mêmes rêves que vous quant à cette école et la formation artistique des étudiants ?
Lin Fengmian : Oui. Nous avions tous les deux le rêve d’une école enrichissante pour les étudiants, leur proposant une formation liant l’art occidental et l’art oriental. Nous voulions aussi permettre à nos étudiants de s’exprimer librement, en trouvant leur propre style tout en acquérant diverses techniques artistiques. Je me souviens que Claudot par ailleurs, croyait grandement en cette dynamique et il rêvait de renouveler la formation artistique, nous partagions les mêmes idées. Claudot s’attachait particulièrement à partager sa vision à nos étudiants et sa sensibilité. Nombre d’eux parlaient français grâce à nos cours, ce qui aidait cet échange entre le peintre français et les étudiants chinois. Claudot ne voulait pas reproduire l’enseignement figé qu’il avait lui-même connu auparavant. Il s’agissait aussi de donner du pouvoir et une éducation riche aux étudiants par l’art, tout en accomplissant aussi des objectifs politiques et sociaux. L’art n’est jamais que de l’art, et nos étudiants découvraient et partageaient ces convictions.
Sur ce sujet, vous avez soutenu le groupe de l’an 18, apparu dans l’Académie à Hangzhou. Que pouvez-vous nous dire sur ce sujet ?
Lin Fengmian : Le groupe des 18 s’est en effet formé à Hangzhou lorsque Claudot et moi y enseignions. Ce groupe d’étudiants était composé de jeunes artistes engagés, qui refusaient « l’art pour l’art », et qui ont décidé d’employer l’art pour dénoncer les injustices sociales. Ils utilisaient particulièrement l’estampe dans mes souvenirs. Notre école leur avait permis d’être formé à la peinture occidentale et traditionnelle. Nous les avons en effet soutenus dans leur démarche artistique et politique. Utiliser l’art pour dénoncer des inégalités était alors tout à leur honneur.

Figure 3 : Résidence de Lin Fengmian à Hangzhou, CC - Wikimedia Commons - Source : 猫猫的日记本
Vous avez vous aussi connu, et même de très près, les liens entre l’art et politique. Vous avez du finalement vous exiler à Hong-Kong et avez été persécuté pendant la révolution culturelle pour votre production artistique, n’est-ce pas ? Vous avez même été emprisonné ?
Lin Fengmian : Oui, j’ai subi les frais de l’oppression politique sur les artistes plusieurs fois. En 1937, lors de la deuxième guerre sino-japonaise, au moment de l'invasion de toute la Chine par le Japon, mon atelier a été saccagé par des soldats et nombre de mes peintures ont été détruites. Ils se servaient des huiles pour protéger leurs chevaux de la pluie [rires]... Ma nomination en tant que directeur pris fin cette même année là à Hangzhou, à cause de la situation politique du pays. Nous nous sommes repliés dans la province le Hunan, en se rapprochant de l'Institut de Pékin. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, j’ai enseigné à l’Académie de Kunming, puis vers Chongqing. Je suis retourné à Hangzhou en 1946 et j’ai été nommé directeur de l’Académie Nationale des Arts, fusion des académies de Hangzhou et Pékin. Après la fin de la guerre civile, en 1949, le gouvernement communiste chinois a pris le pouvoir et ma vision de l’art a vite été en porte à faux avec les principes esthétiques prônés à l'époque. J’ai donc été invité à quitter l’école. En 1952 j’ai totalement abandonné l’enseignement pour me consacrer uniquement à la peinture. En mai 1966 s’ouvrit la révolution culturelle en Chine. Pendant la campagne contre les Quatre Vieilleries (les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes, les vieilles habitudes), les maisons étaient fouillées et les choses, qui avaient existé avant 1949, étaient détruites, y compris des exemples d’arts traditionnels centenaires. Toute personne qui était prise en possession de « vieux articles » devait subir des conséquences terribles de la part des Gardes Rouges. Face à cette menace, j’ai décidé de détruire une grande partie de mes œuvres peintes avant la guerre, en les mettant dans une baignoire, pour éviter de nouvelles persécutions. Cela n’a pas empêché qu’un soir de septembre, une douzaine de Gardes rouges sont venus fouiller ma maison pendant de longues heures. A la fin de leur fouille, ils ont collé sur ma porte « À bas la tyrannie académique des bourgeois réactionnaires ! ». Des objets représentant Bouddha m’ont été confisqués, et les tableaux que je n’avais pas eu le temps de détruire m’ont été confisqués et ont été scellés. Ils m’ont pris mon argent et mes comptes ont été gelés. J’ai continué d’être critiqué, dénoncé et menacé par le régime pendant l’année qui s’est écoulée ensuite. Le 26 août 1966, j’ai été emprisonné par le Bureau de la sécurité publique de Shangaï. J’y ai été torturé, et on m’a forcé à avouer des crimes factices. Finalement, j’ai été envoyé aux travaux forcés. Sur place, comme les autres j’ai été battu et je devais également prendre part à des séances d’autocritiques. Finalement, après 4 ans et 4 mois d’emprisonnement, j’ai été relâché le 28 décembre 1972.
Vous êtes sortis de prison à 73 ans. Que s’est-il passé ensuite ? Mao étant encore au pouvoir, vous avez certainement encore subi des persécutions ?
Lin Fengmian : Tout à fait. J’ai été libéré afin de pouvoir être « rééduqué ». J’ai dû participer à de nombreuses réunions malgré ma faiblesse physique et soumettre des tableaux à l’Etat. Pour éviter d’avoir de nouveaux ennuis, je détruisais même toutes mes toiles dont le mot chat faisait partie de l’intitulé car en chinois, la prononciation du mot se rapproche de celle du nom Mao. J’avais de ce fait à cette époque des revenus très bas et je vivais alors dans la plus grande précarité. Finalement, lorsque Mao meurt en septembre 1976, la révolution culturelle s’achève enfin.
Cela a certainement été un soulagement pour vous. Vous êtes ensuite partis vivre à Hong-Kong en 1977, et vous avez pu rendre visite à votre famille ?
Lin Fengmian : Oui, ce n’est qu’à la mort de Mao que nous autres, artistes, avons pu retrouver une forme de liberté tant dans notre vie que dans la création artistique. Un an après la mort de Mao j’ai demandé l’autorisation de rendre visite à ma femme et ma fille qui avaient pu s'exiler au Brésil, car l'une était française et l'autre mariée à un Autrichien. Et je suis en effet parti vivre à Hong-Kong en 1977, après avoir eu l’autorisation d’y rendre visite à mes parents. Pourtant, peut-être parce que j'ai connu Chou En Lai en France avant la guerre, le gouvernement chinois ne m'a pas retiré le titre de Président de l'Association des Beaux-Arts de Shanghai ou celui de conseiller de l'Association Chinoise des Artistes. Je réside toujours à Hong-Kong aujourd’hui. J’y ai entrepris de reconstruire et de recréer les œuvres que j’avais dû détruire ou qu’on m’avait forcé à détruire, tout en continuant de créer de nouvelles choses. C’est toujours ce que je fais actuellement à vrai dire. Je suis resté isolé un certain temps à Hong-Kong. Du fait de ce que j’avais vécu, j’avais besoin de ce temps. Je n’ai cependant jamais perdu mon goût pour la peinture.
C’est pourquoi je suis très heureux de voir l’ouverture de cette rétrospective, et de pouvoir y exposer mon travail, bien qu’une grande partie ai malheureusement été détruite pendant ces années sombres.
Merci pour toutes vos réponses, et nous vous souhaitons une excellente journée. Nous espérons, mais nous n’en doutons pas, que votre première rétrospective sera un succès !
La Revue des Beaux-Arts dijonnais, n° 11 mars 2020
Rencontre avec Marcel Rivaux et le joyau de sa collection, le peintre chinois Lin Fengmian entre Orient et Occident
Lucie Grandjean
*Cette revue ainsi que la personne de Marcel Rivaux sont fictives, cette interview n’a donc jamais eu lieu. Lin Fengmian - quelques oeuvres
Le soleil se déverse par les immenses fenêtres de l’appartement dijonnais et éclaire le salon rempli de peintures, dessins et sculptures d’artistes du monde entier. Marcel Rivaux est l’un des collectionneurs français les plus importants de la décennie. Spécialisé dans les arts asiatiques, il nous accueille aujourd’hui pour nous parler du joyau de sa collection : le peintre chinois Lin Fengmian.
LG : De tous les artistes dont vous collectionnez les œuvres, vous considérez Lin Fengmian comme le plus important. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
MR : Je suis très attaché à ce peintre, surtout en tant que dijonnais. En effet, il est né dans la province de Guangdong en Chine, à l’autre bout du monde. Son père était artisan, ce qui lui a permis de se rapprocher de la peinture et de la calligraphie traditionnelle chinoise, et de lui donner envie d’en faire son objet d’étude. C’est pourquoi c’est l’un des premiers artistes chinois à venir étudier en France en 1918, d’abord à Dijon, parce qu’il a bon goût [rires], puis à Paris.
LG : Il retourne en Chine en 1925. Il commence à acquérir une certaine notoriété jusqu’à s’imposer comme l’un des artistes incontournables de l’époque.
MR : Exactement. En 1924, il rencontre le ministre de l'Éducation et grand réformateur Cai Yuanpei à Strasbourg. Il organise avec lui une importante "Exposition Chinoise d'Art ancien et moderne où son oeuvre est découverte par le public français. Il va exposer au Salon des Arts décoratifs (c'est lui qui organise la section chinoise) en 1925, et à son retour en Chine, il organise la même année sa première exposition personnelle à Pékin. Cai Yuanpei le fait nommer à la tête de l'Institut national des arts de Pékin. Il est de plus en plus connu et apprécié dans le milieu de l’art chinois. Mais la même année, il quitte Pékin à cause des "seigneurs de la guerre". Lin y prend la direction du Comité pour les Beaux-Arts du Ministère de l'éducation à Nankin. Il organise alors la première exposition artistique nationale chinoise. A partir de décembre 1927, toujours avec Cai Yuanpei, il participe également à la fondation de l'Académie des arts du lac de l'Ouest à Hangzhou, aujourd’hui appelée l'Académie nationale des arts de Chine, qu'il dirige pendant dix ans. Cela lui permet d’acquérir le statut de tuteur de peintres chinois aujourd'hui très célèbres, dont certains font également partie de ma collection comme Li Keran, Wu Guanzhong ou Zhao Wuji que vous voyez sur le mur là-bas. Il est donc considéré comme une figure majeure de la peinture chinoise moderne et du développement du courant inspiré de l’occident en Chine. Mais cette période est de plus en plus troublée. Après l'invasion de toute la Chine, les soldats japonais installés à Hangzhou vont détruire une partie de ses toiles (ils s'en servent pour protéger leurs chevaux de la pluie), et l'Académie se replie sur le Hunan, où en 1938, il s'associe avec l'Institut de Pékin.
LG : Vous parlez d’un courant inspiré de l’occident, pouvez-vous nous parler un peu du style de Lin Fengmian ?
MR : Avec plaisir. Lin Fengmian fait partie des artistes qui veulent réformer et moderniser l'enseignement artistique et la peinture chinoise. Il essayait donc dans ses œuvres de mélanger les styles des peintures orientales et occidentales. Il produit des œuvres figuratives, représentant principalement des paysages, des oiseaux ou des femmes élégantes, mais avec un style très original et particulier qui lui était propre. Il se fonde sur l’esthétique chinoise du début du XXe siècle, à travers une technique et une perspective issues de la calligraphie traditionnelle, en y ajoutant les couleurs primaires éclatantes, les coups de pinceaux larges et audacieux et le cadre rapproché de la peinture post-impressionniste occidentale. Ses peintures sont ainsi des dessins à l’encre et à la plume, très colorées, sur un fond monochrome, et il s’en dégage un fort sentiment d’intensité. C’est ce qui va s’appeler le « style Lin Fengmian ».
LG : Le post-impressionnisme du XXe siècle est un courant très riche incluant de nombreux artistes. De quels mouvements et artistes tire-t-il principalement son inspiration pour son style si particulier ?
MR : Il est vrai que cela mérite quelques précisions. Il s’inspire principalement des artistes post-impressionnistes et fauvistes, dans le choix des couleurs, la luminosité et les coups de pinceau rapides, mais aussi dans l’émotion qu’il donne à sa peinture. Parmi les maitres européens qui l’influencent le plus, on peut citer Henri Matisse, Pablo Picasso ou encore Georges Rouault.
LG : Ses œuvres présentent donc un intérêt majeur dans leur synthèse entre l’art oriental et occidental. Pourtant on en voit peu.
MR : C’est en partie exact, et c’est dommage. Mais c'est de moins en moins le cas. Par exemple, le musée Cernushi a organisé en 2014, une grande exposition sur Les Artistes chinois à Paris de Lin Fengmian à Zao Wou-Ki (1920-1958) qui reconnaissait largement son travail et son rôle d'éducateur. Il faut dire que malheureusement, dans le contexte de la guerre avec le Japon puis avec la Révolution culturelle où il a tenté de se protéger en détruisant ses oeuvres antérieures à 1949 (ce qui ne l'empêche pas de faire quatre ans de prison), beaucoup de ses œuvres ont disparu. Il tente de les recréer pendant les dernières années de sa vie. Depuis sa mort en 1991, ses œuvres sont pour la plupart dispersées entre des collections privées comme la mienne. Néanmoins, il est aussi présent dans de nombreux musées dans le monde comme le Met. Des musées français comme le musée Cernushi en possèdent aussi quelques unes. Et elles se vendent aujourd'hui très cher sur le marché de l’art en Asie de l’est.
La Chine : le voyage qui marqua la peinture d’André Claudot.
par Mouraz Daoudi
Avertissement :
Ce texte est totalement fictif, il a simplement pour but d’expliquer aux lecteurs la manière dont les œuvres de Claudot ont été influencées par son voyage en Chine.
Ainsi, nous verrons dans ce texte comment sa rencontre avec la culture et la population chinoise marqua significativement ses œuvres.
· Les raisons de son départ.
En 1926, appelé par son ami le peintre chinois Lin Fengmian qui lui propose un poste de professeur, poussé également par le désir de découverte du pays, le peintre André Claudot décide de partir en Chine avec son épouse. Il enseigne d'abord à l’institut national des arts de Pékin, puis à Hangzhou sur le lac de l'Ouest. S'il apporte aux étudiants chinois des techniques occidentales (la peinture sur modèle, et notamment le nu, l'utilisation de la peinture à l'huile...), ce séjour va aussi lui permettre de découvrir de nouvelles techniques artistiques venant d'Asie (son utilisation de l'encre change avec les pinceaux utilisés en Chine). De plus, son voyage possède également un côté politique. En France, Claudot était révolutionnaire et anarchiste, il le reste en Chine. Quelques mois seulement après ses débuts en tant que professeur, il assiste d'ailleurs à l'exécution de plusieurs de ses élèves par le gouvernement alors au pouvoir à Pékin.
· Le contexte politique chinois durant les années 20.
Lorsque le peintre Dijonnais arriva en Chine, il est surpris par le contexte particulier qui régnait dans ce pays. En effet, durant cette période la Chine connaît des tensions et de nombreux conflits internes causés par les "seigneurs de la guerre" qui se disputent le pouvoir, en contrôlant certaines régions. En 1926, l’année de l’arrivée de Claudot en Chine, le commandant de l’armée nationale révolutionnaire (bras armé du Guomintang) établit son autorité sur une partie du territoire de la Chine et tente plusieurs expéditions vers le Nord. Un an plus tard, en 1927, c'est une véritable guerre civile éclate entre les communistes et les nationalistes du Guomintang.
Cette situation de crise politique, dont vont profiter les Japonais dans les années trente, provoque au sein de la population chinoise une augmentation significative de la pauvreté. Claudot va la montrer dans ses dessins, ou ses peintures (Essaims de misère, Pékin, 1928).
· Une peinture simple qui résume parfaitement la Chine de l’époque.
André Claudot a voulu rapporter avec lui des peintures qui représentaient de manière réaliste le pays tel qu’il pouvait le voir. Il montre ainsi les temples, le lac de l'Ouest, dans une peinture très éloignée de l'orientalisme. En effet, il choisit souvent la simplicité pour s'exprimer, en particulier dans ses dessins. Ses oeuvres représentent en quelques traits à l'encre ou l'aquarelle des scènes de la vie quotidienne, des scènes représentant la misère (Les Affamés, Pékin, 1928) ou simplement une rue colorée (où domine le rouge) parmi des centaines d’autres. Pourtant, c’est peut-être cette simplicité et cette honnêteté qui lui a permis d’atteindre des records impressionnants ces dernières années sur le marché de l'art, en particulier auprès d'acheteurs asiatiques. En effet, en 2014, il fallut débourser la somme de vingt-deux mille euros pour s’offrir sa toile du Palais Impérial de Pékin, qu’il a peint en 1928, alors qu’il était encore en Chine.
· Le mot de la fin
Ces quatre années en Chine permirent également à Claudot de faire la connaissance de peintres aujourd'hui très célèbres en Chine. Il est possible de citer Qi Baishi, un peintre qui a su moderniser la peinture traditionnelle chinoise en la rendant plus accessible, à un moment où l’influence occidentale était très forte que jamais.
Ainsi, ce "voyage initiatique" a permis à Claudot de partager son "talent occidental" avec de nombreux élèves (Li Keran par exemple), mais aussi d’apprendre beaucoup notamment aux côtés d’illustres peintres comme Qi Baishi.
Entretien avec André Claudot sur la Chine
Antoine Asselin
Ce texte est une fiction, son seul objectif est de donner une idée du voyage en Chine qu’André Claudot a réalisé.
L’artiste d’origine dijonnaise, André Claudot, a passé quatre ans en Chine de 1926 à 1930. Il fut d’abord professeur à l’école des beaux-arts de Pékin avant d’intégrer l’école de Hang-Tcheou (Hangzhou). Il rapporte du pays une série de toiles où l’inspiration d’Orient se mêle avec celles de l’Occident. Claudot a aussi tissé des liens importants avec les artistes chinois comme Li Keran, qui fut son élève, ou Lin Fengmian. Dans notre entretien, l’artiste se livre sur son aventure orientale.
Monsieur Claudot, vous revenez de Chine, de quelles manières ce séjour a-t-il influencé votre peinture ?
Vous savez, quand un artiste est plongé dans un univers, sa peinture reflète forcément ce qu’il voit. Tout d’abord mes peintures n’ont pas les mêmes couleurs car il faut bien s’adapter à l’environnement et aux matériaux que l’on a. Ensuite, il est vrai que les couleurs sont plus vives en Chine et notamment le rouge domine comme il est possible de le voir dans mes toiles. Je pense tout particulièrement au Porteur d’eau ou le Nu chinois où émanent une dominante rouge à travers la toile qui est symbolique de l’univers Chinois.
Ensuite, les formes sont différentes de celles que les artistes peuvent côtoyer en occident. C’est le cas de la forme des temples chinois qui reste un exemple architectural qui n’existe pas chez nous. Autre fait marquant et qui m’a déstabilisé au début, c'est la forme des habits chinois. J’ai mis un peu de temps à comprendre comment rendre compte de ces formes diverses.

André Claudot dans son atelier. Photographie issue du film de Bernard Baissat, Ecoutez Claudot, 1928, © Bernard Baissat
La misère sociale que vous avez côtoyée est-elle sans rapport avec celle qui règne dans les zones les plus sinistrées en France ?
La misère sociale existe en France comme je l'ai montrée dans mes toiles sur la Zone, mais en Chine, elle est sans doute encore plus forte à ce moment là. Très peu d’habitations ont le minimum nécessaire pour vivre et les habitants sont privés de confort du fait de la situation instable qui règne à cette époque. C’est ce que j’ai essayé de mettre en avant dans mes œuvres. Par exemple, la misère est visible à travers la dureté du travail comme je l’ai exprimé à travers Le rouleau de Hang-Tcheou ou dans ma toile Essaims de misère. Ce qui est aussi marquant est le nombre d’habitants qui vivent dans la rue et qui s’habillent de guenilles comme cela est visible dans Les faméliques.
Vous évoquez une situation politique instable, pouvez-vous nous décrire comment cela se vit au quotidien ?
Tout d’abord cela dépend de l’endroit et de la période. Il ne faut pas oublier qu’il existe des zones stables aussi (du moins sur certaines périodes). Pour autant la situation politique de la Chine est éclatée et il existe de nombreuses organisations luttant pour la prise du pouvoir mais aucune n’est capable de prendre le pouvoir. Par exemple lorsque j’étais à Pékin, les troubles se sont rapprochés de l’école, des étudiants ont été exécutés, d'autres ont fui et l'école a été fermée. Cela nous a poussé à déménager à Hang-Tcheou en 1928. Le pays est en guerre civile et cela ne fait qu’accroitre la misère sociale.
Vous avez été professeur d’art, de quelle manière l’art Chinois est-il différent de l’art Occidental et quelles sont ses singularités selon vous ?
Comme je le disais tout à l’heure, il n’est pas possible de penser l’art indépendamment de la société ni du message politique de l’artiste. C’est pour cela que l’art chinois est différent : tout d’abord les formes, les couleurs sont différents mais aussi les combats d’expression. La France est un pays où l'une des luttes est la misère sociale. En Chine les communistes n’ont pas encore conquis le pouvoir et cela représente en soi une lutte. Personnellement j’ai voulu poursuivre plusieurs buts durant mon voyage en Chine. Le premier était de réaliser un transfert des objets d’inspirations ce qui signifie utiliser les modèles et les techniques orientaux, mais aussi leur faire découvrir notre art. Cela passe par une envie de partage en les aidant aussi à développer leur propre art.
Finalement, que faut-il retenir de cette aventure de quatre ans en Chine ?
Partir à l’étranger, c’est toujours une aventure. Aller en Chine où les Seigneurs de la guerre font la loi, c'est encore plus dangereux. Mais je pense qu’il est grandement recommandable aux artistes de voyager pour permettre de trouver de nouvelles sources d’inspiration, d’apprendre de nouvelles techniques ou de découvrir une nouvelle manière de penser qui, chaque jour, permet le renouvellement de l’art. Il est aussi du devoir de l’artiste de se rendre sur le lieu où se passe les actions les plus dramatiques du moment. De cela en résulte un mélange d’art et de politique qui chaque jour permet à l’artiste d’élargir son propre horizon. Pour ma part, l’expérience que j’ai pu acquérir au cours de ce voyage en Chine m'a profondément enrichi et je n’avais qu’une envie à mon retour en France : la retransmettre à ma manière aux artistes français.
LETTRE D'ANDRE CLAUDOT A UN AMI
Augustin Leclercq
*cette lettre est totalement fictive
Ecrit à Hangtchéou le 20 décembre 1928
Cher ami,
J’espére que tout se passe bien en France pour toi et ta famille.
Pour moi, tout va pour le mieux. Comme tu le sais, je suis parti depuis plus de deux ans maintenant en Chine, pour être d'abord professeur à l’École des beaux-arts de Pékin.
A cette époque tu t’inquiétais beaucoup pour moi, tu te questionnais : Pourquoi la Chine ? Pourquoi partir si loin ?
Je ne sais pas si tu te souviens de nos conversations, mais je t’expliquais à chaque fois que lors de la Première Guerre Mondiale, j’avais été dans l’armée d’Orient, et j’ai eu envie de découvrir cette partie du monde si fascinante, malgré la barrière de la langue. J'essaie de l'apprendre, mais c'est vraiment dur.
Et puis, après la guerre, j’ai rencontré Lin Fengmian, un jeune artiste chinois étudiant en France. Il est devenu mon ami. Je ne comprenais pas totalement ce qu’il venait faire en Occident.
Quand cet ami a été nommé à Pékin, il m’a appelé à ses côtés pour apporter des techniques artistiques occidentales, réformer l'enseignement, moderniser la Chine.
Enfin, il y a aussi dans cette Chine troublée des espoirs révolutionnaires que je retrouve chevillé au corps d'une partie de mes étudiants.
Finalement, la révolution en Chine parait compliquée, même si je fonde beaucoup d’espoir sur les jeunes. Ils sont prêts à tout sacrifier… avec eux, je retrouve mes 20 ans !
Surtout, tu t’en rappelles sûrement, il y avait eu ce si beau présage : 1926 est l’année de ma première exposition personnelle à Paris. La luminosité de la galerie Barreiro n’était pas bonne, ça a compromis mon succès, mais qu’importe : le grand Bourdelle a beaucoup aimé l’exposition, à tel point qu’il a acheté une de mes toiles. Rien que cela c'était pour moi un beau succès !
Le destin veille sur mon séjour en Chine. J’apprends tant de choses, plus encore que ce que je n'en transmet à mes élèves. La peinture classique chinoise est exceptionnelle, sur certains détails on a l’impression qu’ils ont anticipé notre évolution picturale !
Surtout, il y a en Chine une chose exceptionnelle : la rue. Bien qu’elle soit pleine de misère, elle est si vivante, si chatoyante ! Je passe mes journées à peindre dans les rues de Hangzhou, au bord du lac de l'Ouest, souvent à la grande stupéfaction des passants. Quand je rentrerai, cela fera une superbe exposition !
Depuis cet été, tu le sais, J’ai été muté au Sud, à Hangtchéou. Il y a là des vestiges Song magnifiques, c’est splendide !
Nous y avons inauguré avec Lin Fengmian une nouvelle école d'art qui mêle peinture, musique...
Laisse-moi te parler un peu de mes méthodes professorales, j’aimerai avoir ton avis.
Je n’impose rien à mes élèves, je ne m’emporte que quand ils se comportent en individualistes. Sinon, je les encourage à observer attentivement la nature et leur environnement, pour pouvoir un jour dessiner de mémoire.
Je leur fait faire beaucoup d’aquarelles. Pour démarrer, c’est le mieux.
Sur le plan théorique, j’essaie de leur apporter le sens de la construction et la théorie des couleurs complémentaires. Les Chinois ont quelques difficultés avec la couleur, mais ils n’ont pas d’équivalents en noir et blanc !
Enfin, je collabore à des revues ou des journaux chinois. J’y présente les grands peintres occidentaux. Il y a même eu plusieurs articles sur ma peinture, notamment dans Le Journal de Shanghaï. Ce n’est pas que je cherche la notoriété, mais bon… Un artiste sans notoriété n’existe pas, il ne faut juste pas vivre pour elle.
Le plus important, c’est l’engagement. Les artistes font beaucoup pour le progrès de l’humanité !
Sur ce, j’arrête là ma lettre, sinon elle va te tomber des mains. J’attends de tes nouvelles, porte toi bien.
Claudot
Transcultural dialogue in a country engulfed by war
Gustaw Szelka
Cet entretien est totalement fictif, même s'il se fonde sur des faits réels.
Interview with André Claudot
Dijon, 1960
Good afternoon Monsieur Claudot, thank you for finding time for this interview.
It’s my pleasure.
You have spent a long period of time living and traveling through China. Please, tell us about the country you have seen.
China is, of course, like a different world. Although, being there I saw so many people passionate about art, I felt at home. I have stayed in China for 4 years, between 1926 and 1930, having stayed in Beijing for the first two years before moving to Hangzhou.
1920s were quite a transitional period for China, weren’t they?
That is true, the country was in turmoil while I was there. When I got there in ’26 the tensions were already running high, the communists and nationalists were more and more at each other’s throats. The two cooperated before, trying to wrestle control of the country out of the hands of local warlords and military-men. It wasn’t an ideal alliance, both sides had little trust in one another, but they were united by a common goal.
So, what went wrong?
A year before I arrived Sun Yat-sen the founder of the nationalist party, the Kuomintang, had passed away. While he was without doubt a strong-willed politician with a clear vision of a new China, he wasn’t stubborn. He had the clarity of mind to be able to identify the dangers that his country was facing and look beyond the political and ideological divides.

Streets of Shanghai 1920s - Tramway - British section, Unknown author, CC - Wikimedia commons - Source : The collection of expired copyright postcards of John Rossman, New York
He sided with Mao’s communists.
Among others, yes. What I think we need to point out here is that it would be easy to just focus on Mao, knowing what happens afterwards and how the communists ascend to power. Such approach would be tempting, but back then the communists were just one political force out of many. Though yes, I agree they were gaining traction among the Chinese people. The country felt mistreated after the Great War and the 4th May movement which paved way for the CCP (Chinese Communist Party) which was capitalising on such sentiments, gaining support and rallying people under the banner of socialist ideals. It is no wonder that Sun Yat-sen and the other leaders of the Kuomintang reached to them to form an alliance.
What was such big of a challenge for the nationalists to unite themselves with communists? It would seem like the two were deemed to despise one another.
You see, we are using the term “China” all the time, but back then, in the early 20s, there was no such thing as China. Of course, the central government of the Kuomintang was using that name on the territories they controlled, but that was about it. Out of the remains of the Empire, a dozen of separate quasi-states emerged, sometimes the ambition of a military commander being their only raison d’être. This is why they call this period of the Chinese history the “Warlord Era”. You just had several generals with their loyal armies seizing control of vast amounts of land and calling it their own. Sun Yat-sen wasn’t content with that, he wanted a reunited China, with perspectives for the future, but he was no fool. He was aware that his forces alone wouldn’t be able to wrestle control back from the warlords. He reached out to the young CCP and they decided to create a United Front – united in the goal of getting rid of those self-made authoritarian leaders.
And so how did this unlikely marriage turn out?
In all honesty, not so good. Don’t get me wrong, initially there was quite a lot of successes. Both of the parties have put together a bold operation they have dubbed the “Northern Expedition”. In a swift military campaign, the nationalists and the communists’ side by side have retaken vast amounts of land from the warlords, overthrowing many of them and essentially re-establishing central government control over most of the territory of the former Empire. Unfortunately, in that moment of unity the alliance was put on the road for an imminent break-up.
What happened?
In March of 1925 Sun Yat-sen has died. He was in his 50s, but he was suffering from stomach cancer for quite some time before, and it finally got to him. There were some cracks and animosities in the alliance before of course, there is hardly any love between nationalists and communists, but his death had made a bloody split unavoidable. A fight for power has started at the heart of the Kuomintang. After some political fighting Chang Kai-Shek has emerged as the undisputed leader of the party. He was fiercely anti-communist, he compared them to a disease that ravages the “beating heart of China”.
The conflict has escalated right after that change?
Not exactly, no. Chang Kai-Shek made no secret out of his feelings towards Mao and the others, the alliance was de facto dead, but we had to wait ‘till 1927 for an escalation. Back then the communists held a party conference in Shanghai, the city was swarming with party officials. That is when Chang Kai-Shek have ordered a purge. Kuomintang activists started killing CCPs members wherever they could find them, barely any of them managed to escape the city and hide in the countryside. You know, me with my political views I knew a couple of socialists in the country, I was there in 1927. They were absolutely terrified of what have happened, even if they weren’t members of the CCP they have feared for their lives. Chan Kai-Shek’s henchmen were everywhere, there was nowhere a communist might have felt safe in that area of China.

A scene from the Chinese countryside in Canton. Women in Rice Fields, Unknown author, 1920, CC - Roland Friedrich
It sounds extremely dangerous! How about you, personally? Have you felt in danger? That event is portrayed as the outbreak of the Chinese Civil War, and you were right in the middle of it, you had no desire to leave immediately?
I am an artist, I try to observe things, comment on them through my art, but I took part in the course of events, like demonstrations. Although, I don’t think the nationalists saw me as a big threat ! Besides, you have to remember that as a white European, I was put to different standards there. Doing any harm to a French citizen would hardly play well in any diplomatic exchanges, wouldn’t it? But, of course, it was another story for some of my students. Some had to flee Beijing, and, in 1927, some of them were even executed.
You have mentioned art, the principal reason why you have visited China. Could elaborate on your goals, your expectations from your journey?
On the one hand, the goals of my journey were personal. I felt that experiencing this incredibly exotic culture first-hand would broaden my artistic perspectives, a goal which I believe I did manage to achieve to a certain point. The sheer beauty of the Chinese countryside is just breath-taking. On top of that, their artistic style is, unsurprisingly, quite different from the one we got accustomed to in Europe. While being there I have made several aquarelles while there, many of them showing the mighty rivers of this land. I tried to travel whenever I could, and boats and ferries were the best means of transport in that still poorly developed country. On top of my personal aims, I also tried to give back to all of the kind locals that had greeted me and made me feel welcome.
How did these sessions look like? Weren’t there similar initiatives undertaken in the country?
In all honesty, China as a country had a cultural and political system in place that didn’t allow for a fair and equal development in the field of art. I have to speak of the so-called “Mandarins”, a caste of imperial bureaucrats that effectively was running the country. One might think that with the proclamation of the Republic such relics of old would become redundant, but that wasn’t the case, unfortunately. As it usually happens with revolutions, though you speak of noble ideals, you still need to manage the country somehow. That means sticking with some members of the former elites and members of the administration. Without them, you would be left with no one with even a remote knowledge of state-management. It meant that this powerful, conservative force that were the mandarins, was left almost intact in the 1920s.
What sort of impact did it have on the cultural aspects of life?
As I have said before, the mandarins were terribly conservative, opposed to any progressive ideas. With that being said, the local authorities that would be inclined to start initiatives that would broaden Chinese perspective on arts, were faced with a stark opposition. Fortunately, enough, me being the foreign guest, I had bigger freedom in that field. I have educated dozens of students, including women, which I found particularly important. Position of females in China was way inferior to the one women have obtained on our continent. They were still considered naturally less skilled in a plethora of fields and barred from aspiring to several positions in the society. Up until about a decade before my arrival in the country, the atrocious practice of foot binding was still very much alive.

Bound Girls, Liao Chow, Shansi, I.E. Oberholtzer (? - restored), c 1930, CC - Wikimedia Commons - Source Ralph Repo - Pour en savoir plus : Foot bounds Girls
Foot binding?
Yes. In the Chinese culture, one of the beauty standards for women was to have small feet, the smaller the better. This could improve her prospects of finding a good husband. It meant that some parents, wanting their daughters to fit that standard, were breaking the feet of their children, usually very young, at the age of 2 or 3, and then tying them very tightly with some cloth. This way their feet weren’t growing properly and staying small. Needless to say, this essentially led to many women being de facto crippled in their adulthood, suffering from various health-issues as a result.
In a few words, how would you summarize your stay in China?
My time there was truly productive and developing. I believe that it has contributed greatly to my professional and personal life. I have diversified my perspective on art, embroiled myself in a foreign culture, an experience I believe anyone should go through at one point in their life if they have the means to do so. I am also very glad that I got the chance to be accompanied by such amazing people throughout my stay, and that I was able to leave behind something personal, through the knowledge I have shared with these talented people.
Thank you, Monsieur Claudot. It was a real pleasure and privilege talking to you.












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