Philocommunisme, Antifascisme et anticommunisme en France = l'engagement des artistes étrangers
- Rachel Mazuy

- 8 avr. 2022
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 janv. 2023
La Révolution d'Octobre 1917 provoque un exil massif parmi lesquels figurent des artistes. A partir de 1922, le monde intellectuel russe paraît pour longtemps séparé en deux mondes a priori clos : celui de l'émigration russe, et celui des intellectuels soviétiques liés au régime des Soviets. En apparence seulement, puisque les circulations artistiques, au moins jusqu'à la deuxième moitié des années trente, ne sont pas interrompues. Des artistes soviétiques séjournent en France dans les années vingt et même trente. Les uns, tel David Shterenberg, la connaissent déjà, d'autres la découvrent et vont s'y fixer quelques années avant de repartir en URSS. Les derniers enfin, ne repartiront pas dans la patrie des Soviets. Pour ceux qui repartent en URSS, les conséquences sur le reste de leur carrière soviétique ont aussi été analysés.
Dans les années trente, la problématique change. A partir de 1932-1933, les questions de l'antifascisme et du pacifisme deviennent de plus en plus centrales pour les artistes de gauche. L'antifascisme, instrumentalisé par l'URSS, autour de l'association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR), puis des Maisons de la culture, rassemblent de très nombreux artistes. Parmi eux, certains font partie d'une nouvelle vague d'émigration, cette fois liée aux régimes autoritaires de l'Europe de l'Est et à l'arrivée au pouvoir d'Hitler en Allemagne en 1933.
Deux artistes nés en Ukraine ont fait l'objet de portrait : Alexis Gritchenko (1883-1977), arrivé en 1921 et qui ne repartira pas et Kliment Redko (Red'ko) (1897-1956), qui, arrivé en France en 1927, en repart en 1935. On verra aussi le parcours du peintre serbe Đorđe Andrejević Kun (1904-1964), qui séjourne en France entre 1928 et 1930; de celui des artistes russes du Père Castor, en particulier de Nathalie Parain (1897-1958). Comme les artistes ne sont pas dans le domaine public, les reproductions des oeuvres analysées ne sont pas mises en ligne.
Andrei Lounatcharsky, André Salmon, Clément Redko, Ed. Ars, Paris, 1930 sur Abe Books Kliment Redko, Maternité, 1923 dans Andrei Lounatcharsky, André Salmon, Clément Redko, Ed. Ars, Paris, 1930 sur Abe Books. Timbre yougoslave de 1975, Đorđe Andrejević Kun, Cuisine collective, Huile sur toile, ©Wikipedia (Serbe). Nathalie Parain, Baba Yaga, YMCA Press, Paris, 1932, photographie ©RM Timbre yougoslave de 1978 , Đorđe Andrejević Kun, Pendaison d'une femme violée, gravure de la série Za Slobodu [Pour la liberté], 1939, ©Wikipedia (serbe).
NATHALIE PARAIN ET BLAISE CENDRARS : LES RUSSES DU PÈRE CASTOR














DJORDJE ANDREJEVIC KUN : LA RÉSISTANCE PAR L'ART : échange avec Milica Milinović du Musé d'art contemporain à Belgrade
Texte (fictionnel) écrit par Théo MANISIER, Loïc RENAVOT, Eva KOLBAS
Le Musée de l’art contemporain à Belgrade organise en 2022 une rétrospective à hommage de Djordje Andrejević Kun. Après des décennies d'oubli, cet artiste officiel du régime yougoslave semble être redécouvert par les historiens et artistes. Mais qui était-il?
Né en 1904 à Breslau et mort en 1964 à Belgrade, Djordje Andrejević Kun était un des fondateurs du groupe Zivot dans les années 30, qui a transféré dans le Royaume de Yougoslavie l’art du réalisme socialiste soviétique. Communiste convaincu, il s'engage aux côtés des républicains dans les Brigades internationales dans la guerre civile en Espagne, pour ensuite lutter aux côtés de Tito pendant la Seconde Guerre mondiale. Son engagement politique et son expérience dans les guerres figurent parmi des principaux sujets de son art, affirmant ainsi que l’art est pour lui un des moyens de lutte et de diffusion des idées communistes.
“Djordje Andrejević Kun : la résistance par l’art” sera inauguré lundi le 2 mai 2022 et sera ouvert jusqu’au 30 août 2022. Nous avons échangé avec Milica Milinović, une des conservatrice du Musée de l’art contemporain à Belgrade. Quelle conception de l’art Andrejevic développe-t-il dès les années 30 ?
Il est effectivement très important de mentionner que l’art d’Andrejević n’est certainement pas l’art de ses prédécesseurs. Il est marqué par une profonde conscience politique qui charpente toute son œuvre. On pourrait d’ailleurs l’interpréter comme un héritage familial : son père a été interné pendant la Première Guerre mondiale pour ses caricatures hostiles au pouvoir de l’occupant autrichien. C’est dans cette continuité d’opposition au conventionnalisme, qu'en 1934, Andrejević fonde avec Mirko Kujačić et Stevan Živadinovi, le groupe d’art clandestin Život, une association d’expérimentation artistique associée au Parti Communiste. Il développe une rhétorique communiste sur l’Art : l’Art est un moyen de lutte. Il ne peut se contenter d’une esthétisation détachée du réel. Il définit un art social, orienté vers les droits des ouvriers, qu’il définit comme « un réalisme de lutte, un art collectif de la justice, du sacrifice et de la fraternité ». Le voilà devenu précurseur du réalisme socialiste dans le royaume Yougoslave. Son art tend à simplifier l'image, à clarifier l’intention. En bref, il veut rendre la richesse des idées artistiques et politiques d’une œuvre accessible à toutes et à tous. On remarque aussi un essor du graphisme dans sa production artistique à cette époque. Les arts graphiques permettent de diffuser un art social au sens strict du terme, revalorisé en tant que potentiel vecteur des valeurs prolétariennes et universelles de la nouvelle vision de l’Art en lutte. Mais alors peut-on faire un lien avec son engagement rapide dans les brigades internationales qui soutiennent les républicains, lors de la Guerre civile espagnole?
Absolument ! Pour rappel, notre artiste part pour l’Espagne en juillet 1937, un an après le début de la guerre civile, à l’appel du Parti Communiste Yougoslave. C'est un simple sympathisant à l'époque. Pour information : sur les 40 000 volontaires étrangers engagés dans les Brigades Internationales, 1900 sont originaires de Yougoslavie, avec une majorité de militants politiques de sensibilité communiste voire anarchiste. C’est dans ce contexte que Andrejević part en Espagne, sous prétexte de recueillir du matériel de propagande pour faire la promotion de la liberté de la République Espagnole. Au sein du bataillon Djuro Djaković, il est au contact des soldats mais aussi de la population espagnole. Les dessins qu’il effectue pendant cette période rejoignent très largement les ambitions du groupe Život : des dessins de lutte pour louer la résistance du peuple espagnol, défendant sur les barricades sa liberté. Son ambition est de lutter contre un art qui se veut décadent et formaliste. Il engage donc son fusil et son pinceau à la cause prolétaire espagnole.
Et j’imagine par conséquent que l’on peut visuellement voir cet engagement politique dans ses toiles ?
Tout à fait ! La variation de sa technique est très évocatrice à ce sujet : un trait lourd et nerveux pour représenter les souffrances d’un peuple victime et un trait paradoxalement plus léger et plus tranquille pour les soldats dans l’attente de la mort potentielle sur le front. On retrouve aussi sa volonté de simplification des images dans son ensemble de gravures sur bois Za Slobodu, ode à la liberté et à la bravoure combattante. C’est également dans cette optique qu'il publie une douzaine de dessins dans l’ouvrage de l'écrivain croate communiste August Cesarec (1891-1941) sur les bien-fondés de l’antifascisme.
Et d’ailleurs on peut renverser le raisonnement : son art le pousse vers la guerre mais la guerre et la thématique de l'antifascisme envahissent tout son art. En effet, on remarque dès 1937, et ce jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, une omniprésence des thématiques du combat, de la souffrance et de la liberté.
"Za slobodu [Pour la liberté]", https://monsantic.com/fr/lots/72/0235-estampe-album-za-slobodu-a-12-gravures-s-bois-andrejevic-djorde.
Quels apports de la guerre en Espagne peut-on identifier dans sa manière de concevoir le combat antifasciste en Yougoslavie dans les années 40 ?
Les conflits espagnol et yougoslave ont été pour Djordje Andrejević des expériences étroitement liées. Le recueil de gravures que l’on a évoqué précédemment, Za slobodu, est pour lui un moyen de rendre universel son combat antifasciste, en dénonçant l’agression de Francisco Franco. En dessinant de manière héroïque le peuple espagnol dans son combat antifasciste, Andrejević diffuse en Yougoslavie un panyrégique de la résistance antifasciste, et exhorte le peuple yougoslave à suivre la même voie évolutionnaire. C’est précisément ce qui lui vaut deux, presque trois arrestations par le gouvernement autoritaire yougoslave, au nom de sa lutte contre la propagande communiste. En 1939, sa solide expérience militante et les leçons qu’il en a tirées ont servi de tremplin à Andrejević. Il met ses talents au service du parti communiste yougoslave. En marchant dans les pas de Goya et de son Tres de mayo, Andrejević se veut le porte parole des avertissements du KPJ : le peuple yougoslave doit prendre conscience du danger que représentent Hitler et Mussolini pour la paix et la liberté en Europe centrale, visée par les velléités conquérantes du Führer. En 1939-40, les prédictions de l’artiste ont d’autant plus d'enjeux que le Premier Ministre Stojadinovic a commencé à se rapprocher de l’Allemagne nazie depuis 1935. Le message commun à Andrejević et au KPJ est simple : le pays doit se détourner de l’Axe pour se rapprocher de la seule force antifasciste valable à leurs yeux : l’URSS.
Comment son engagement aux côtés de Tito pendant la Seconde guerre mondiale se répercute-t-il dans sa production artistique ?
La fidélité de Kun au Parti communiste avant et pendant la guerre lui a certainement permis d’obtenir une place privilégiée au sein du régime de Tito. Rappelons nous, il s’est engagé pendant la guerre aux côtés de Tito. Il a notamment participé à l’organisation de la 2e session du Conseil antifasciste de libération des peuples de la Yougoslavie (AVNOJ) à Jajce en novembre 1943, événement très important marquant la création des bases du futur nouveau régime. Djordje Andrejević Kun a déjà en quelque sorte le rôle de l’artiste officiel, puisqu’il est élu membre du Conseil et qu'il est chargé de décorer la salle dans laquelle la session a été tenue. Par exemple, il va réaliser le blason du nouvel État, composé de cinq torches qui représentent chaque peuple constitutifs (bien sûr, à l’époque on ne parlait pas encore du peuple bosniaque ni kosovar), surmontée par une étoile rouge, avec des gerbes de blé autour et la date de la session, le 29 novembre 1943, en dessous. Il va également dessiner les décorations qui seront par la suite accordées aux partisans et de nombreux timbres et blasons du nouveau pays. Après la guerre, on lui accorde une place de professeur à L'académie de l’art à Belgrade, dont il devient est aussi le doyen de 1958 à 1963. Il fait également partie de nombreuses institutions artistiques. Andrejević est ainsi une sorte d'idéal-type d'un peintre appartenant à la Résistance clandestine pendant la guerre, qui s’institutionnalise ensuite avec le nouveau régime.
Je tiens à mentionner ici une de ses oeuvres les plus importantes qui datent de cette période-là et que le Musée d’art contemporain de Belgrade a l’honneur d’accueillir : il s’agit évidemment de la série d’huiles “No pasaran” datant de 1945 et qui représente les images des atrocités de la guerre, plus spécifiquement celles commises par l’occupant nazi et par les oustachis, ainsi que la destruction et la réconstruction du pays. Avec la glorification des partisans dans cette série, Andrejevic s’inscrit dans le canon officiel de l’art yougoslave et partisan.
"No pasaran", https://www.pinterest.fr/pin/411516484686638145/.
Peut-on dès lors considérer le parcours de cet artiste comme singulier ?
Oui et non. Sans doute singulier par sa pérennité relative dans le XXe siècle. En effet, il faut comprendre le coup de génie de Andrejević qui parvient à se poser en figure tutélaire de la peinture yougoslave dans les années 30, une période de montée du fascisme et du séparatisme dans la région, contexte politique qui va se répercuter assez négativement sur les communautés artistiques et leurs possibilités au cours de la décennie. Cependant, notre peintre, communiste de la première heure, saura suivre les évolutions politiques du régime pour se finir par se poser en tant qu’artiste de référence pendant toute la période titiste, et même, rétrospectivement, pour l’art yougoslave dès les années 30. Il faut cependant comprendre que ce n’est pas le seul artiste qui va suivre le courant du réalisme socialiste dans la région (August Cesarec (1893-1941) ou Koča Popović (1908-1992), ayant suivi plus ou moins les même parcours d’engagement en Espagne puis en Yougoslavie, ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres). L’intérêt de la figure Andrejević est donc en réalité avant tout ce qu’elle nous dit de la transition post-communiste et de la mémoire de la période titiste dans la région. En effet, malgré son évidente notoriété, il tombe peu à peu dans l’oubli dans les années 80, en même temps que le régime lui-même. Il pose alors la question suivante : son existence devait-elle forcément être éphémère et conditionnée à la survie du régime dont il s’est fait le fer de lance pictural ? Une question qui ne saurait se résoudre en quelques mots. Toujours est-il qu’il est intéressant de revaloriser son histoire qui représentative d’un pan de l’histoire serbe et des autres pays d’ex-Yougoslavie
Bibliographie :
Blanusa, Misela. “ĐORĐE ANDREJEVIĆ KUN - ¡No pasarán!”, academia.edu, 2016, https://www.academia.edu/38625843/%C4%90OR%C4%90E_ANDREJEVI%C4%86_KUN_No_pasar%C3%A1n_.
Lemesle, Hervé. « Des Yougoslaves face à la guerre. Itinéraires de volontaires en Espagne républicaine », Aden, vol. 17-18, no. 1-2, 2021, pp. 45-61.
Lemesle, Hervé. “ANDREJEVIĆ Đorđe [Dit KUN, ANDREJEVIĆ KUN Đorđe]”, https://maitron.fr/spip.php?article221305.
Merenik, Lidija. “Djordje Andrejevic-Kun: Blood-Soaked Gold - A Framework of Subversion”, ACTA HISTORIAE ARTIS SLOVENICA, 19/2, 2014, https://www.academia.edu/10045654/Djordje_Andrejevic_Kun_Blood_Soaked_Gold_A_Framework_of_Subversion.
“Đorđe Andrejević Kun”, Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C4%90or%C4%91e_Andrejevi%C4%87_Kun.
Biographie Andre Kun sur le Maitron en ligne (avec des représentations de ces oeuvres) : https://maitron.fr/spip.php?article221305
Oeuvres :
Đorđe Andrejević Kun, Jovan Popović, “Krvavo zlato : 28 originalnih drvoreza Đ. Andrejevića Kuna”, Narodna Biblioteka Srbije (La Bibliothèque nationale de la Serbie), 1937, https://digitalna.nb.rs/view/URN:NB:RS:SD_5D0928982C63F3C70D77D8B2F8ED9146.
KLIMENT REDKO, UN PEINTRE UKRAINIEN ENTRE LA FRANCE ET L'URSS Cet article fictif a été écrit par Sarah BEAUMARD, Gaspard MOUCHET, Irina MURESAN RADU et Antoine TRUFFERT.
A l’occasion d’une rétrospective organisée au centre culturel ukrainien de Paris autour du peintre Kliment Redko, notre journal a interrogé la commissaire de cette exposition, afin de mettre la lumière sur la figure de ce peintre ukrainien tombé dans l’oubli et aujourd’hui redécouvert.
Tout d’abord, pouvez-vous présenter brièvement Kliment Redko ? Afin que ceux qui ne le connaissent pas puissent s’en faire une idée…
Bien sûr. Kliment Redko est né en 1897 à Chelm, ville de l’Empire Russe qui se trouve dans l’actuelle Pologne. Il effectue sa formation artistique entre 1911 (peinture d’icônes) jusqu’en 1922, donc avant, pendant et après la Première Guerre mondiale entre Kiev, Petrograd et Moscou.
Il se construit donc en partie sous la période tsariste et en partie pendant les premières années du régime bolchevik ? Quel est l’apport des mouvements suprématistes sur ses œuvres des années dix et vingt ? Je pense notamment aux ateliers de Kandinsky auxquels il a participé dans le cadre des Vkhoutemas, ces nouvelles écoles d’art liées au Commissariat au peuple à l'Instruction publique (Narkompros), qui se proposaient de mettre l’art au centre de la société socialiste, tout en intégrant l’artisanat à la catégorie des arts.
Oui, ses années de formations précédant les années 1917-1918 préfigurent cet art nouveau qui va s’affirmer à la faveur du renversement de l’ordre tsariste. Au moment de la révolution d’Octobre et juste après, il est très actif et ses œuvres sont assez représentatives des courants d’avant-garde qui s’affirment alors en Russie et en Ukraine. On voit assez bien l’impact de peintres plus âgés que lui sur ses travaux, comme Kandinsky bien sûr. A travers ses œuvres, on voit que les artistes soviétiques s’impliquent dans la vie politique. Il est notamment très lié à Nina Genke Maller, avec laquelle il étudie dans le studio d'Alexandra Exter. Avec elles, il décore les villes de Kiev et d’Odessa à l’occasion du deuxième anniversaire de la révolution d’Octobre.
Mais qu’a fait Redko d’unique pour le mouvement artistique? Est-il resté dans l’ombre d’autres artistes ou a-t-il eu un apport spécifique ?
Si Redko est mort dans l’anonymat et sans reconnaissance, c’est dû à son exclusion du Syndicat des Artistes pendant la seconde période des répressions staliniennes des années quarante. Il est alors accusé d’influences bourgeoises, et contraint d'enseigner dans un club d'amateurs d'art d’étudiants de l'université agricole de Moscou (Université Timiryazev). Mais cela ne minimise en aucun cas l’apport unique qu’il a eu. En effet, ses tableaux, tout en traitant les sujets sous une forme réaliste, restent très originaux.
Pouvez-vous nous expliquer comment les artistes russes parvenaient à voyager en Europe de l’Ouest au début des années 1920 ? J’imagine que les Soviétiques devaient voir d’un mauvais œil le départ des artistes d’avant-garde à l’étranger…
Au contraire ! Les bolcheviks favorisent à ce moment la création artistique et la diffusion des idées communistes dans la perspective d’une révolution à l’échelle mondiale. Dans le cas de Redko, il est envoyé en France par le département artistique de la Glavnaouka en janvier 1927. Son objectif personnel est de continuer de se former, d'acquérir une maturité artistique. Mais en tant qu’artistique soviétique, il doit jouer le rôle qu’on attend de lui. Il participe ainsi notamment à l’organisation d’expositions soviétiques en France.
Quel est le rôle de Lounatcharski dans le parcours de Redko ?
Anatoli Lounatcharski est une figure de dirigeants soviétiques qui est fondamentale dans le domaine artistique. A la tête du Narkompros (ministère de l'Education) entre 1917 et 1929, même quand il en est écarté, il reste une personnalité importante, et ce jusqu’à sa mort en 1933. C’est lui qui permet aux artistes russes de voyager en Europe de l’Ouest dans les années 20. C’est aussi lui qui contrôle de manière plus ou moins restrictive leurs actions. On remarque avec Redko qu’il est plutôt permissif, puisqu’alors que sa mission devait être de courte durée, à peine un an. En fait, Redko va rester en France pendant près de huit ans, jusqu’en 1935. Bien que Redko semble affirmer son indépendance sur le plan artistique, il obtient grâce au soutien de Lounatcharski une bourse importante lui permettant de se consacrer à la propagation de l’art soviétique en Occident.
Donc en 1927, Redko arrive à Paris. Comment se déroule le début de son séjour ?
On retrouve des traces de son passage dans plusieurs cercles artistiques parisiens, de gauche en particulier, mais pas seulement. Redko a apparemment réussi à s’imposer dans ce milieu. A partir de 1932-1933, c’est un membre actif de l’AEAR (association des écrivains et des artistes révolutionnaires) et il collabore à Commune, leur revue. C’est aussi un ami de Picasso et de beaucoup d’autres artistes. Dès 1928, il expose à la galerie de L’Hirondelle, puis en 1929 à la galerie Billiet, avec l’aide d’Anatole de Monzie. En 1930, les éditions ARS publie un ouvrage sur le jeune peintre cosigné par Lounatcharski et le critique d’art français André Salmon, l’un des promoteurs les plus actifs de l’Ecole de Paris, dans laquelle s’intègre aussi Redko.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment analyser la réception de son œuvre par la critique près de 90 ans après les faits ?
Oui, en faisant des recherches dans les journaux publiés à la fin des années 20 et au début des années 30, on voit que les expositions consacrées à Redko attirent du monde et font parler. Par exemple, en 1929, les critiques encensent son exposition à la galerie Grandjean. Une exposition lui est dédiée au Palais Royal au début des années 1930. Cette affirmation dans le cercle des artistes parisiens est aussi favorisée par son statut d’artiste soviétique représentant de l’art soviétique. Il est notamment proche d’Henri Barbusse qui participe activement à la diffusion des idées communistes en France à cette période par le biais de la revue Monde. Redko y collabore, de même qu’il collabore avec les diplomates soviétiques en poste à Paris.
Que va-t-il se passer quand il rentrera en URSS ?
Redko est assez vite marginalisé en Union soviétique. Il tente tout d’abord de rester en France pour participer au pavillon soviétique de l’exposition universelle de 1937. C’est un échec. Quand il revient en URSS en 1935 pour présenter ses œuvres dans le cadre d’une exposition, les locaux ne sont pas adaptés et c’est un nouvel échec. Il voyage ensuite dans l’URSS, notamment en Asie centrale et échappe malgré tout aux Purges staliniennes, même s’il est mis à l’écart. Cela peut sembler surprenant, eu égard à son long séjour en France, et lorsque l’on voit à quel point sa peinture diffère des codes du réalisme. Mais d’une part les peintres semblent avoir été moins touchés que les écrivains. D’autres part, peut-être était-il assez éloigné du pouvoir. Malgré sa marginalisation, Redko poursuit sa contribution à l’art soviétique. Au tout début de la guerre, il participe à la propagande pendant quelques mois en réalisant des affiches pour le compte de l’agence TASS. Mais cela ne dure pas très longtemps. Au sortir de la Grande Guerre patriotique, il est affecté à un modeste poste de professeur de dessin dans l’Académie d’Agriculture de la fin des années 30 jusqu’à sa mort, en 1956.
Et quelle est sa posture face au culte de la personnalité ?
Il réalise un portrait de Staline en 1940, mais celui-ci ne fait pas référence à une esthétique communiste. On ne voit pas d’usine ni d’ouvriers, seulement des nuages derrière le dictateur. On remarque que sa palette de couleurs ne souligne pas la couleur rouge, habituellement favorisée par les artistes soviétiques pour traiter d’un tel sujet. On voit aussi qu’au moment où le régime se durcit et renforce le culte de la personnalité, la situation de Redko se détériore. En 1948, il est exclu du Syndicat des artistes en raison de ses “inclinaisons bourgeoises”, c’est-à-dire de son éloignement vis-à-vis des canons du réalisme soviétique.
Aujourd’hui l’Ukraine est au cœur de l’attention…
C’est justement pour cela que nous avons organisé cette exposition. Nous voulons mettre en avant ces artistes ukrainiens qui ont été très actifs en France dans les années 20. Ces groupes semblent être complètement oubliés aujourd’hui, alors qu’ils sont dès cette époque des représentants de la culture ukrainienne, dans le cadre de la culture soviétique.
AEXIS GRITCHENKO (1883-1977) - LES ANNÉES CONSTANTINOPLE Article fictif écrit par Lisa DOGUET et Rémi ERISEN Le Café de l’Art - édition mensuelle de Janvier 2020
À l’occasion de l’exposition Alexis Gritchenko - The Constantinople Years du Musée Mesher à Istanbul, l’équipe du Café de l’Art a retrouvé un entretien non publié de l’artiste datant de 1930. Artiste de la scène de l’art moderne du XXe siècle, Gritchenko exposa aux côtés de nombreux autres avant-gardistes comme Malévitch ou encore Kandinsky, ce qui fait de lui un des grands artistes originaire d’Europe de l’Est de la période.
Son goût pour les scènes quotidiennes et son attrait pour la vie constantinopolitaine racontées dans l’entretien sont reflétées dans l’exposition du musée, qui, à l’aide de plus de 150 productions datant de la période 1919-1921, transmet l’importance de cette étape dans sa vie d’artiste. L’ancien Constantinople aura permis à l’artiste ukrainien de développer un réseau de connaissances de l’étranger dans le monde de l’art, mais aussi de s’affirmer dans de nouvelles techniques picturales, notamment la peinture à l’aquarelle. Le récit de l’exposition se fonde sur l’album de souvenirs illustrés publié par l’artiste à Paris en 1930 (Deux ans à Constantinople, 40 aquarelles de l'auteur, Editions Quatre Vents, Paris), publication à l’occasion de laquelle a eu lieu cet entretien.
Extrait de l’entretien avec Alexis Gritchenko du 10 décembre 1930, à l’occasion de la publication de l’album de Gritchenko, Deux ans à Constantinople - par Alexandre Manin, Manin du Café de l’Art, Paris
Manin : Bonjour Monsieur Gritchenko, c’est un honneur de vous rencontrer aujourd’hui. Vous venez de publier vos souvenirs concernant une période très spécifique de votre vie : vos deux années passées à Constantinople.
Gritchenko : Bonjour, merci à vous de m’avoir proposé cette rencontre.
Manin : peintre et historien d’art, vous avez été à l’Université de Kiev et de Moscou. Étant vous-même Ukrainien, vous avez étudié dans les studios de Svetoslavsky et de Oleksandr Bogomazov, ainsi que dans les écoles de Konstantin Yuon (1910) et Ilya Mashkov (1911).
Gritchenko : Oui, c’est bien cela. Au début du siècle, Moscou était une ville riche et agréable pour les artistes. Je me suis affirmé dans la peinture dans un environnement propice, entouré de personnalités telles que Malévitch, Kandinsky, Tatline, et tant d’autres - nous nous retrouvions dans les manifestations culturelles mais aussi dans les cafés, je me rappelle bien nos après-midis passées à discuter autour de tasses de thé ou même de petits verres en fin de soirée.
Manin : Mais malgré cette ambiance, ce que vous décrivez comme une idylle urbaine artistique, vous décidez de quitter votre pays natal après la Révolution bolchevique. Pourriez-vous nous expliquer précisément pourquoi vous vous êtes exilé en 1919 ?
Gritchenko : C’est un choix en quelque sorte, mais aussi lié à une contrainte. J’avais du mal à accepter la transformation du pays, la naissance de cette société embrigadée ne laissant que très peu de place à l’art comme je le conçois encore aujourd’hui. Vous savez nous avons été nombreux à quitter Moscou, Saint-Pétersbourg ou encore Kiev après la Révolution. Nous nous sentions peu à peu épiés dans nos mouvements, les manifestations culturelles commençaient à être vues d’un autre œil… Mes compagnons et moi sommes partis un peu plus tard en 1919. À vrai dire, nous avons essayé de nous adapter à la société révolutionnaire, mais voyant l’emprise grandissante des bolcheviks sur les productions artistiques et culturelles, une seule solution se présentait à moi : partir.
Manin : Vous parlez d’un pouvoir grandissant affectant les productions artistiques, sous quelle forme ?
Gritchenko : Nous sentions que nous ne disposions plus de la liberté d’innover artistiquement, ni même de produire ce que nous avions l’habitude de faire. Il fallait se conformer à un style général qui n’était pas du tout le mien, entrer dans le jeu de la propagande artistique, flouter son caractère excentrique, sa différence. Alors, je me suis exilé en partant à Constantinople. Partir par la mer Noire était l’une des seules voies de sortie possibles, alors. Il ne faut pas oublier que la guerre civile sévissait encore dans tout le pays cette année-là.
Manin : Vous arrivez dans l’Empire Ottoman - qui deviendra bientôt la Turquie - en 1919 et rapidement vous vous mettez à observer la ville, ses rites, ses populations. Vous vous adaptez aux mœurs turcs et entamez une période artistiquement prolifique.
Gritchenko : S’accoutumer fut difficile, je ne vais pas vous mentir, mais cela n’enlève rien à ce que la ville représentait pour moi. J’étais en admiration devant l'architecture et l’art de Constantinople. Je me rendais régulièrement à la mosquée, dans les mosquées, même, au point ou mes amis russes pensaient que je priais aussi ! Mais j’ai aussi vécu comme un réfugié apatride. À Constantinople, j’avais peu de revenus, très très peu même. Je me suis restreint à ne peindre qu’à la peinture aquarelle car la peinture à l’huile, les toiles coûtaient beaucoup trop cher. C'était une période difficile mais qui m’a beaucoup appris.
Manin : Oui bien sûr, à l’image d’un grand nombre d’artistes à l’époque. Cette admiration architecturale et artistique est également très présente dans vos œuvres. J’ai en tête vos œuvres plus que novatrices du derviche tournant, ou de la ville de Constantinople.
Gritchenko : Oui bien sûr, la ville, la vie orientale m’a beaucoup inspiré. J’ai adoré observer, m’imprégner du quotidien et de la culture, jusqu’à le retransmettre dans mes œuvres. Et cette période a artistiquement représenté un véritable tournant dans ma vie. Techniquement et stylistiquement, je sais que l’influence a été remarquée par de grands peintres et des critiques d’art. C’est peut-être même pendant cette période que nombre de mes œuvres les plus significatives ont été réalisées.
Manin : Sans aucun doute. Et l’autre dimension de ce voyage, vous l’évoquez, auront été les rencontres que vous avez faites sur place.
Gritchenko : Exactement ! C’est sur ce point que j’allais poursuivre. Mes années à Constantinople m’ont permis de développer des amitiés qui ont beaucoup compté. En effet, j'ai pu côtoyer un grand nombre d’écrivains, de peintres, qui ont joué un grand rôle dans la reconnaissance de mon travail. Je leur en serai à jamais reconnaissant, vous savez.
Manin : Vous avez été influencé, mais vous avez vraisemblablement laissé une trace forte également. Mustafa Kemal Atatürk a ainsi votre album dans sa collection privée de livres.
Gritchenko : rires
Manin : Cependant, vous êtes amenés à quitter Constantinople.
Gritchenko : Oui, suite à la rencontre du professeur d’art byzantin Thomas Whittemore qui avec d’autres réfugiés m’a beaucoup aidé, je décide de quitter la Turquie et de partir pour Paris. Partout, on parlait de cette ville où j’avais déjà séjourné avant la guerre, comme d’un havre de paix pour les artistes - même les artistes d’Estonie ou de Hongrie que je côtoyais voyaient Paris comme leur destination de rêve, comme un Eldorado de l’artiste peintre, pour qui tout serait possible.
Manin : Comment avez-vous appréhendé la différence culturelle à votre arrivée ?
Gritchenko : Plus qu’une différence culturelle, je dirai qu’il y a une différence de rythme, de milieu… mais je me suis vite adapté. Constantinople me manque, c’est vrai, mais j’ai pu partager ce que j’y ai vécu. Dès 1921, j’ai pu montrer des œuvres composées en Turquie au salon d’automne, et puis très vite un peu partout en Europe. Peu à peu, mon envie d’écrire des souvenirs et de les illustrer sur cette époque s’est concrétisée à travers cette publication publiée par les éditions Les Quatre-Vents.
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Finalement, 90 ans plus tard, la Fondation Mesher d’Istanbul exauce à nouveau le souhait de Gritchenko, de partager la beauté de la culture artistique turque du XXe, à l’occasion de l’anniversaire des 100 ans du séjour de Gritchenko dans la cité stambouliote. L’exposition rassemble des œuvres de l'artiste de plus de 20 musées à travers le monde, mais aussi de collections privées, qu’elles soient ukrainiennes, américaines ou françaises.
Elle invite aussi à réfléchir au statut de réfugié de l’artiste, dans un contexte actuel de crises migratoires mondiales : en prêtant attention au mal du pays et aux touches de nostalgie de l’artiste dans ses œuvres. Ainsi, elle permet de s’interroger sur les déplacements de populations actuels - d’autant plus que la Turquie, au carrefour des mouvements de migrations, reste un très important pays d'accueil des migrants et des réfugiés. L’exposition a lieu du 7 février au 1er novembre 2020, au musée Mesher, Istanbul, et vaut fortement le détour. Pour voir des œuvres de la période stambouliote de Gritchenko, on peut consulter le catalogue de l’exposition au musée Meşher à Istanbul, Alexis Gritchenko. Les années de Constantinople :














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