L'Emigration des artistes juifs de L'Est de l'Europe
- Rachel Mazuy

- 8 avr. 2022
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 mai 2022
L'Ecole de Paris est le titre d'un article écrit en forme de manifeste par André Warnod en 1925. Pendant ces "années folles" le Paris artistique, avec d'un côté Montmartre, de l'autre Montparnasse, semble indissociable du rayonnement mondiale de la "Ville lumière". Et au coeur de ce Paris artistique cosmopolite et moderne, se trouverait l'Ecole de Paris. Façonnée par la critique d'art, cette notion complexe, se définit par un "réseau d'artistes mêlant Français et étrangers, écrivains et peintres, fondé sur une solidarité née des conditions difficiles que rencontrent les artistes dans les années vingt" (Sophie Krebs).
Avec ces lieux mythiques (La Ruche, Le Bateau Lavoir, les cabarets de Montmartre, les cafés de Montmartre), l'Ecole de Paris est apparue avant la Première Guerre mondiale, même si l'expression ne date que des années vingt. Parmi cette école, de nombreux peintres juifs exilés, dont une minorité provient de l'élite intégrée qui vient en France pour son climat de liberté et de renouveau artistique (Mela Muter), une majorité qui fuient l'Est de l'Europe et ses pogromes et est issue de milieux beaucoup plus pauvres (Chagall, Soutine...).
Si dans les années vingt l'Ecole de Paris, est largement défendue par une critique qui est persuadée que l'apport des artistes étrangers fait la richesse de la capitale artistique mondiale, dans les années trente, de plus en plus, le vocable se retourne contre les artistes étrangers, juifs en particulier. Les contempteurs vont défendre une "art français" contre les "juifs et les métèques", séparant de plus en plus (dans les salons notamment), les Français et les autres.
C'est sur la trace de ses artistes juifs de l'Ecole de Paris que sont partis les étudiants, en se posant (pour une partie d'entre eux) la question du couple et celle du genre. Les parcours de Chaïm Soutine, de Moïse Kisling, mais aussi de Bella et Marc Chagall, de Sonia et Robert Delaunay et de Rogi André et André Kertesz ont ainsi été visités.
Georges Gabory, Moise Kipling. Les peintres français nouveaux, Librairie Gallimard, 1928, © Couverture sur Abebooks. Portrait de Moïse Kisling, 1er janvier 1941, ©Library of Congress - Carl Van Vechten photograph collection, ©© sur Picryl Plaque Robert et Sonia Delaunay, 16 rue de Saint-Simon, Paris, 7ème, ©Wikimedia Commons. Chaïm Soutine, Le Garçon d'étage, Huile sur toile, vers 1927, © RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie), © Wikimedia commons (xiquinhosilva).
Sonia Delaunay, l'union sacrée de l'art et de la poésie Gabrielle RENUIT, Alicia MISSONIER-PIERA, Vlad PALICA, et Clara TRONCY.

















Le couple d'artistes, Rogi André et André Kertész. La photographie du Paris des années 30 et les inégalités de genre.
André Kertész est un des photographes qui a le plus marqué sa discipline. Rogi André, sa femme, est une portraitiste d’influence cubiste qui tombe rapidement dans l’oubli. De ce couple de photographes hongrois, qui oscille perpétuellement entre expérimentation et académisme, on n'a trop souvent retenu que l’homme. Une inégalité mémorielle révélatrice du statut des femmes artistes dans le Paris des années 30, de la place de la photographie dans l’émancipation féminine, mais aussi du caractère genré de l’Histoire de l’Art. Une invitation à changer nos paradigmes.
Eva KOLBAS, Teo MANISIER et Loïc RENAVOT
Bella et Marc Chagall. Texte poétique écrit par Rémi ERISEN Une rencontre à vingt ans,
Plusieurs décennies durant.
Plus qu’une simple histoire d’amour,
Qui s'entretient avec le temps.
Un beau jour, se rendant chez Théa,
Chagall rencontra Bella.
Amours fous, passions fatales,
Vircondelet raconta.
Le grand peintre aime Bella,
Il s’en souvient, s’en réjouit,
Et c’est cela qu’il écrira
Entre lyrisme et poésie.
La chimie s’opéra entre deux âmes.
Le commissaire des beaux-arts aima,
Et y adapta son art.
Plus qu’une source d’inspiration,
Bella fut pour vivre une raison,
Le modèle et la muse absolue
Dans un art riche et reconnu.
Les deux artistes s’exerceront,
Entre peinture et écriture
Entre paysages français et russes
Fuyant la guerre et le front
Avec Bella vint Ida,
Une petite fille qui grandira,
Qui seule se retrouvera,
Privée de sa chère mère
Que la maladie emporta.
Délaissé de son amour de vie unique,
Chagall,ne peindra pas.
Des années durant son art,
Demeura asservi à l’influence,
D’un amour vécu sans prudence.
Chagall malgré tout demeura,
L’oiseau de feu que Proust admira,
Mais aussi le majestueux peintre
Que le cubisme jamais n’abandonnera.
Soutine, artiste juif de l’École de Paris : périple, difficultés et rencontres
Texte écrit par Lisa DOGUET en lien avec l'exposition du Musée de l'Orangerie (15 septembre 2021 - 10 janvier 2022) Chaïm Soutine / Willem de Kooning La peinture incarnée
L’École de Paris est le symbole du cosmopolitisme artistique à Paris dans les années 1920 : beaucoup d’artistes étrangers émigrent à Montparnasse, et reproduisent l'effervescence artistique du Montmartre de début de siècle dans ce nouveau quartier. Alors, les cabarets de Montmartre vont devenir les cafés de Montparnasse où les artistes vont se réunir : va se développer un tissu épais de relations mêlant français et étrangers, écrivains et peintres. Ces artistes vivront dans des conditions difficiles et feront preuve d’une grande solidarité pour subvenir à leurs besoins. Paris est la capitale des arts et les artistes viennent en grand quantité, ce qui rend la richesse artistique et culturelle de la vie d’autant plus grande. À l’époque, les œuvres exposées dans les musées ne font pas l’unanimité chez une partie des critiques d’art (André Warnod, André Salmon par exemple) qui voient plutôt les artistes de Montparnasse comme les représentants de la grandeur artistique de la ville.
Cette École de Paris, dont la dénomination a été mise en place par la critique d’art au début des années vingt, est en somme l’ensemble de ces artistes, souvent étrangers, qui ont séjourné à Paris dans la première moitié du XXe siècle, et surtout dans les années 1920 et 1930 : ce n’est pas une école à proprement parler mais un réseau d’artistes ayant participé à l’effervescence de Paris comme capitale culturelle et au développement de l’Art Moderne.

Amadeo Modigliani, Chaïm Soutine, huile sur toile, ©National Gallery of Art (Washington), ©Chester Dale collection, ©© sur Picryl.
Chaïm Soutine est l’un des grands peintres russes de l’École de Paris. Le Musée de l’Orangerie propose du 15 janvier 2021 au 10 janvier 2022 une exposition d’un grand nombre de ses œuvres mises en parallèle avec les productions de De Kooning, dans un face à face artistique coloré et expressif. Exposition remarquable qui montre comment Soutine, comme De Kooning, réinventent l’art de la peinture à l’entre-deux-guerre. La matière devient le sujet de l'œuvre chez Soutine, ce qui inspire particulièrement De Kooning qui lui voue une admiration profonde. Par ailleurs, la figure de Soutine est intéressante tant du fait de son œuvre artistique que du fait de son parcours de juif originaire d’Europe de l’Est immigrant en France au XXe siècle.
Premiers freins à la création : grandir dans un village religieux biélorusse
L’artiste naît en 1893 dans la campagne biélorusse de Minsk, au sein d’une communauté religieuse juive très pratiquante. Il est l'avant-dernier d’une famille de 11 enfants, et son père est tailleur. La passion pour l’art de Soutine lui vient dès son plus jeune âge, et très tôt l’enfant dessine.
Un accident sonne le glas de sa vie à Smilovitchi. Pris de passion par le dessin de portraits, il dépeint le rabbin du village et transgresse alors le principe d’interdiction de représentation de visages humains chez les juifs très pratiquants. La transgression est découverte et le peintre se fait battre, ce qui motive son départ de Biélorussie.
Le début d’un périple vers Paris : rencontre avec Kikoïne et Krémègne

Chaïm Soutine, Portrait de Moïse Kisling, Huile sur toile, vers 1930, ©Philadelphia Museum of Art, Gift of Arthur Wiesenberger, 1943-101-1, ©Regan Vercruysse sur Flickr pour la photographie.
Après Smilovitchi, le peintre s’arrête d’abord à Minsk où il prend des cours et rencontre l’artiste Mikhaïl (Michel) Kikoïne (1892-1968). Ensemble, ils entament un voyage vers Vilnius où ils rencontrent Pinchus Krémègne (1890-1981). Ils s’inscrivent aux Beaux-Arts de la ville. Un rêve les unit, l’idée d’atteindre Paris, capitale des arts, de la nouveauté et de la modernité. Ses amis arrivent à Paris avant lui et l’accueillent ensuite pour son arrivée, à la fameuse Ruche, résidence d’artistes dans le quartier de Montparnasse. Ils sont plongés en plein cœur de l’effervescence de l’École de Paris. Le trio partage un atelier et se fait un plaisir de découvrir l’art classique parisien des musées, tout en développant leurs connexions avec les autres artistes de Montparnasse. Ce séjour, comme pour le reste de la communauté artistique, est ponctuée de difficultés financières et de privations : Soutine cumule les petits boulots et commence à sentir la difficulté de la vie sur place.
Effervescence de l’oeuvre de Soutine en France
La Première Guerre mondiale démarre, mais Soutine ne peut ni être mobilisé ni s’engager car sa santé est trop fragile. Ainsi, il reste à Paris, entouré d’autres artistes qui ne sont pas partis au front. C’est une période de pauvreté intense mais remplie de rencontres décisives pour l’artiste.

Léopold Zborowski dans son appartement du 3 rue Joseph Bara à Paris, 1918, auteur inconnu, ©Collection particulière, ©©Wkimedia commons.
Ce dernier s’installe à la cité Falguière après avoir vécu à La Ruche puis il rencontre Amadéo Modigliani qui restera toujours un très bon ami (il loue ensemble un atelier). Modigliani lui permet de faire la connaissance du poète polonais Léopold Zborowski (1889-1932), son futur marchand. Ce dernier finance des séjours dans le Sud de la France pour que l’artiste s’inspire : depuis cette période, son style se métamorphose, on en retiendra ses tableaux de Céret, peints entre 1919 et 1922.

Chaïm Soutine, Paysage à Céret, Huile sur toile, 1920-21, ©Tate Modern, Londres, ©Jean-Pierre Dalbéra sur Flickr.
Au même moment, les collectionneurs américains épient les galeries parisiennes afin de trouver leur perle rare. Par l’entremise du marchand d’art Paul Guillaume (1891-1934), Albert Barnes (1872-1951) tombe sous le charme des œuvres de Chaïm Soutine (décembre 1922-janvier 1923) et en achète une trentaine. Si sa cote ne monte pas immédiatement, l’artiste devient alors une étoile de Montparnasse. Il bénéficie d’un salaire et vit alors dans de très bonnes conditions. Zborowski continue de le soutenir, et lui permet d’exposer ses œuvres pour la première fois en 1927 (galerie Henri Bing).
Des origines juives dans un contexte antisémite
Déjà jeune, les conditions de vie de Soutine en tant que juif sont difficiles. Le début de siècle dans l’Empire Russe est déjà marqué par les prémices d’un antisémitisme qui ne fera que s’accroitre. Les juifs sont souvent persécutés et vivent dans la pauvreté et dans la tradition de leur religion : cette enfance difficile se répercute sur sa santé, physique et mentale, plus tard dans sa vie.
Lors de la Première Guerre mondiale, alors déjà émigré à Paris, il obtient un statut de réfugié d’Europe de l’Est, sa confession pouvant mettre en péril sa vie s’il y retournait. Cependant, cette protection de l’État ne l’empêche pas de subir l'agressivité de certains parisiens envers les juifs, même au tout début du siècle.
Antisémitisme européen qui va mettre son oeuvre en danger
Avec la Second Guerre mondiale, toute la communauté d’artistes juifs résidant à Paris, principalement des immigrés venus d’Europe Centrale et Orientale, est en danger. Ils sont nombreux parmi les têtes de file de l’École de Paris : Modigliani, Chagall, Lipchitz… Même si des critiques comme André Warnod et surtout André Salmon continuent à les défendre les artistes étrangers, pour les critiques xénophobes et antisémites, le cosmopolitisme de l’Ecole de Paris, vanté au départ comme le signe du rayonnement de la capitale artistique, est en effet devenu avec la crise les années trente, le symbole de la “décadence de l’art français”. Avec l’Occupation et la collaboration du régime de Vichy, nombreux seront déportés, ou devront se cacher.
Soutine se fait enregistrer comme réfugié russe et juif en octobre 1940. Il est donc à la merci des contrôles et risque l’internement. A partir de 1941, il entre donc dans une semi-clandestinité en Touraine. Mais, malade, il est parfois contraint de se rendre à Paris pour tenter de se soigner. Le 7 août 1943, après un long transfert depuis la Province, il meurt sans avoir repris connaissance dans une maison de santé parisienne.
Les figures expressionnistes de Soutine : entre innovation et influence
L’expressionnisme de Soutine a été un style novateur à succès. Comme son ami Modigliani, l’artiste étudie intimement le sujet de la figure, et s’intéresse à la question de l’identité. Les personnages qu’il représente ont un point commun : l’anonymat. Ce sont des personnages du quotidien comme le personnel de maison, les serveurs, les pâtissiers. Pourtant, la technique grasse, colorée et ronde de Soutine leur donne une expression particulièrement forte.

Chaïm Soutine, Le Groom (détail), Huile sur toile, 1925, ©Centre Georges Pompidou, AM 3611P- Ancienne collection du baron Kojiro Matsukata affectée en 1959 au Musée national d'art moderne en application du traité de paix avec le Japon de 1952, ©Flickr - melina1965.
Le Groom, peint en 1925, et actuellement au Centre Pompidou, montre un jeune homme désarticulé au regard distant. Sa tenue de service rouge ressort particulièrement par la matière posée sur la toile et son costume est presque luisant. Cette peinture incarnée donne un aspect vivant au costume, comme une prolongation de la chair des mains et du visage. Le groom est un homme simple, que Soutine met en lumière et rend presque somptueux. Son visage est sombre et invite le spectateur à questionner l'identité de l’individu dépeint. Comme d’autres artistes émigrés de son époque, l’artiste accorde une attention particulière à la figure qui lui permet d'entreprendre un travail sur l'identité, la sienne ayant été au cours de sa vie bouleversée.
C’est cette technique de l'œuvre de Soutine qui a persisté dans le temps, inspirant d’autres artistes du XXe siècle. De Kooning, figure de l'expressionnisme (abstrait cette fois-ci) voue une passion aux travaux de l’artiste biélorusse, qui l'a beaucoup influencé. C’est à cette influence que s’attache l’exposition du Musée de l’Orangerie. L’artiste s’inspire du coup de pinceau de Soutine dans son utilisation des couleurs, des traits épais, de sa représentation de la chair. En somme, une peinture vivante, à l’énergie forte. Les deux artistes proposent une peinture incarnée, empâtée, gestuelle.
Moïse Kisling, le “Prince de Montparnasse”
Cette vidéo a été réalisée par Sarah BEAUMARD, Gaspard OUCHET, Irina MURESAN RADU et Antoine TRUFFERT.
Cette vidéo revient sur la vie et oeuvre du polonais Moïse Kisling, également appelé le “Prince de Montparnasse”. On y relate sa vie en France, et ses influences artistiques en lien avec une analyse de certaines de ses œuvres majeures. Un élément intéressant de la vie de cet artiste majeur de l’Ecole de Paris est son engagement dans la Grande Guerre, et sa correspondance avec d’autres artistes durant cette période.
Pour toutes les utilisations des œuvres de Kisling et les photographies, ©DR.












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